Être extra-ou-terrestre ?

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre.

Du haut de mes 6 ans, je la revois m'expliquer comment tenir mon stylo.

« Tu n'écoutes rien ! Entre le pouce et l'index c'est la position idéale et commune à tous. Ce n'est pas entre le majeur et l'annulaire, non, non ! Ne fais pas ça, on te prendra pour un fou. »

« Mais maman, ça me plait mieux comme ça, ça serait mon truc rien qu'à moi. » lui dis-je, innocemment.

« Quelle tête de mule ! C'est pour ton bien. Tu t'y habitueras plus facilement. Fais moi confiance. » me répétait-elle sans cesse.

Moi, je n'y comprenais rien. On me demandait de tenir un stylo de telle sorte à ce que je sois à l'aise pour écrire mes petites lettres cursives, mais ça n'était pas le cas ! Le sentiment que j'éprouvais à ce moment-là est tout simplement l'incompréhension, et je sentais déjà une forme d'oppression involontaire. L'esprit de contradiction, qui est depuis toujours un de mes défauts, me faisait me rebeller.
On essayait de me conformer, de faire de moi quelqu'un de parfait, un modèle pour tous. Vous savez, à force d'entendre quelque chose, on finit par s'en persuader, à le croire, et ce, même si cela est faux et injustifié.

Sans le savoir, ce jour-là est né chez moi une frustration. Une frustration qui se traduisait par mon grignotage incessant.

Les années filent et je me retrouve en sixième. Je me souviens être arrivé dans un nouvel environnement que je redoutais tant. Je me noyais dans l'appréhension, comme si l'on m'avait mis en cage, en proie aux fauves.
Certains étaient amis de par leurs centres d'intérêt communs comme les mangas, les animés, les jeux vidéos. Je me souviens m'être forcé à m'y intéresser sans même aimer, pour ressembler à tout le monde et m'intégrer.
Pourtant, je ne cherchais pas à ressembler aux autres, mais au contraire à me distinguer d'eux le plus possible. L'idée d'être comme tous les autres à l'image d'un robot ne m'a jamais vraiment plu.

J'étais l'élève le plus gros de la classe, c'est pourquoi les remarques, les moqueries quotidiennes de la part de mes camarades à mon égard sur mon physique de "petit gros" étaient devenues communes. Ces moqueries m'ont permis de développer une carapace. Je me sentais seul, rejeté, délaissé par mes camarades.

Cette carapace avait pour but de me protéger du monde extérieur, de la méchanceté, de la haine, de l'incompréhension et de l'indifférence causée par nos différences qui me rendaient triste constamment.
Je cherchais intérieurement la cause de mon mal-être, et je me disais alors que c'était ma faute, que si je n'avais pas été "enrobé", on ne se moquerait pas de moi. Je devais aller chez un nutritionniste. J'en parlais à ma mère, elle comprenait et m'encourageait à y remédier.

Deux années plus tard, après avoir été chez un nutritionniste, j'avais réussi à stabiliser mon poids et ma croissance fit le reste. J'étais enfin à l'aise dans mon corps. Je ne faisais plus l'objet de moqueries, j'avais des amis, mais quelque chose n'allait pas.

Arrivé à la fin du collège, ce sentiment n'avait pas bougé. Au travers de mes rencontres, je me rendais compte que je n'étais pas le même en fonction des personnes avec qui je me trouvais.

Une impression que quelque chose n'allait jamais chez moi qui était alors passagère, ne me quittait désormais plus.
Ma mère me comparait avec le fils du voisin qui lui, sortait très souvent s'amuser et aimait faire la fête.

« Je n'aime pas ça » ou « je n'en ai pas envie » répondais-je à chaque fois.

A force de m'être entendu dire cela, je me posais des questions et je commençais à trouver des réponses.

Je compris alors que ce n'est pas que je n'aime pas sortir, mais je préfère simplement rester seul, avec moi-même, réfléchir avec quelqu'un qui me comprenne, me respecte, veuille mon bien. Moi.
Je me surprenais à essayer de lire dans le regard des autres, lire leurs pensées, leurs émotions, et même à anticiper ce qu'ils pourraient penser de moi, de telle sorte à esquiver cela et rester hors d'atteinte.
Je finissais par analyser absolument toutes les situations et scénarios possibles pour ne garder que le plus adapté.
Je me rendais compte que, malgré qu'il n'y ait plus de moqueries, le regard des autres comptait toujours. C'est une dure réalité qui frappait ma personne. Je me posais trop de questions, sur mon apparence, mes idées, ce que je devais penser, j'appris à m'adapter à toutes les situations.

Ma vie ne fut pas la mienne jusqu'ici.
J'étais rongé par la contradiction et c'est là toute la complexité de la chose !
Ressembler aux autres assez pour ne pas être jugé, mais pour autant rester différent, rester soi-même.

Nos différences se cultivent de bien des manières, notamment par nos souvenirs, notre vécu.
Lorsque nous cherchons bien, nous pouvons tous trouver un moment, un événement, un souvenir, une personne, sans qui nous ne serions pas devenus ce que nous sommes aujourd'hui.

Dans mon cas, ce fut lors de mon seizième anniversaire.
Mon père m'a offert une montre automatique et cela a été pour moi une fascinante découverte.
A l'âge de 17 ans, je décide d'assembler ma propre montre automatique.
Ce projet suscite l'incompréhension la plus totale de mes amis, de ma famille.

« Tu es bizarre, une montre ça sert juste à donner l'heure.
Pourquoi vouloir en assembler une ? », me disent-ils avec indifférence.

Et pourtant, la montre représente à mes yeux la perfection de l'imperfection, dans le sens où cela me rappelle l'irrégularité régulée du temps qui passe. Je l'entends faire "boum, boum", à l'image du cœur humain, et je me sens encore plus vivant. C'est une extension qui ne me quitte pas, qui fait partie de moi, de mon identité.
De plus, chaque montre est unique, de par ses différences esthétiques et mécaniques, et ces différences font d'elle une entité unique à laquelle je peux facilement m'identifier.

Avec du recul et artistiquement, je vois cela comme une forme de construction inconsciente de moi-même au travers de la montre, sans quoi je ne serai pas la personne que je suis aujourd'hui.

Aujourd'hui encore, ma mère me prend encore et encore pour un extraterrestre car elle n'a pas vécu ce que j'ai vécu, ressenti ce que j'ai pu ressentir, mais je serai toujours son petit extraterrestre à elle.
Mon esprit de contradiction, ma différence, engendra mon grignotage constant, ce qui a généré les moqueries. Et ce sont les moqueries qui finirent par créer ma carapace.

Une carapace qui a été bénéfique pour moi, puisqu'elle m'a permis de me découvrir, d'apprendre à m'aimer et de devenir ce que je suis aujourd'hui, non pas un extra-terrestre, mais une personne forte, différente, fière d'être elle-même, Moi.