Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. J'attendais juste ma mue dans les jupes de ma geôlière, qui prenait malin plaisir à me sculpter à son image, fade. C'est de cette photo en noir et blanc que le déclic s'est créé en moi. Je la voyais fragile, le regard jeté à l'horizon, comme autant de rêves qu'on espère en silence. Mais le temps est passé avec fracas. Elle rit peu, son visage s'est froissé avec l'âge, marqué par la douleur et... la rage. Oui, cette rage qu'elle a gardée, qui tel un loup rôde et s'abat sur la malheureuse qui a osé au hasard de son pas malchanceux, être au mauvais endroit au mauvais moment de sa fureur. Ma mère est une éponge qui absorbe tout, les coups, les injures, puis elle en fait un joli bouquet de fleurs artificielles qu'elle pose vigoureusement sur la table du salon. Ces pots de fleurs en éponge, j'en ris aujourd'hui, ne sont pas une partie de ma vie qui me rend nostalgique. Mes doigts ont souffert, cognés à la règle en bois quand je traçais de travers la ligne qui devait servir à couper l'éponge des fleurs. Elle assénait mes phalanges si brutalement, que je tremblais rien qu'au bruit du ciseau qui tailladait à sa mesure, à perfection, le patron.
«Une femme doit tout faire parfaitement tu m'entends ?
-Oui maman !» répondais-je mécaniquement.
La perfection, l'erreur constante de ma mère. Elle pensait qu'en l'étant elle allait satisfaire tout monde surtout mon père. Je me rappelle ce soir-là comme si c'était hier, ma grand-mère Mami Tio tenant encore sur ses deux jambes, arrivant chez nous d'un pas rapide, portant son pagne vert fluo noué aux reins. Elle avait tronqué son habituel sac à main en cuir de couleur bordeaux qui s'écaillait pour une jeune fille aux cheveux tressés qui l'accompagnait. À sa manière de se tenir, elle me fit comprendre que je ne devais pas m'approcher d'elle. Assise au salon, elle attendait son fils dans un silence pesant. Ma mère vint avec un sourire fabriqué, le même qu'elle affichait en public devant ma maladresse d'enfant quand je servais de l'eau.
«Maah soit la bienvenue.
- Melaah... mon fils est où ? Sans attendre que ma mère réponde, elle ajouta : Nous l'attendrons ici.»
D'un regard de fer, ma mère me fit comprendre que je devais mettre la table.
«Mooh, tes seins poussent déjà hein, faut que je masse ça avant de partir, sinon tu seras une bokdeh » avait lancé ma grand-mère quand je faisais le service. Quand elle parlait, la jeune dame qui l'accompagnait, au teint de soleil et au front prononcé, me regardait avec dédain.
«Fais bien la table ajouta-t-elle, ta mère t'éduque même comment, tsuip... Vous les jeunes filles de la ville ne savez même pas faire le dôme du Taro.»
Mon père finit par rentrer et accepta sans sourciller la décision de sa mère : «Voici ta nouvelle femme que la famille à chercher au village pour toi, je suis venue te l'apporter. Mooh, elle est vierge hein.»
Mami Tio se leva, gloussa en allongeant sa bouche. Le geste rendit ses rides plus prononcées et elle scruta la maison comme à la recherche de la petite bête, du moindre défaut, sourit hypocritement à la nouvelle venue, puis s'en alla. Les jours qui suivirent ma mère se terra. Sa coépouse occupant depuis son arrivée, la chambre conjugale. Mon père, qui ne faisait pas déjà très souvent attention à moi et mon frère nous ignorait encore plus. Ma mère dormait avec moi et la nuit je pissais sur elle. Ce qui la dégoûtait fortement.
Ayant reçu l'éducation guindée des sœurs Sainte Marie, elle avait en horreur la saleté. Les sœurs blanches me répétait-elle, étaient des femmes extrêmement propres et rangées.
Elle se battait en permanence pour faire de moi une petite elle, perfectionniste et vide de l'intérieur.
J'aimais écrire et c'était ma chance. Mon père, un intellectuel de façade avait au moins une armoire de livres à la maison. Quand les cris de ma mère amplifiaient, je me refugiais dans la lecture comme un exutoire au mal-être que ses jacasseries lancées comme des lames de feu, laissaient peser sur mon cœur.
La dureté de ses mots avait fait germer en moi un plaisir coupable envers la nourriture. C'était un cercle vicieux infernal. Plus sa bouche vidait comme une mitraillette des paroles malveillantes sur moi, plus elle plongeait dans la fosse des mantras sales, ce qui restait de notre relation difforme et effritée. À force d'être grosse, j'étais devenu son «ça». Son regard m'effrayait aussi fort que ses pas dans le couloir. Elle m'abreuvait au ruisseau d'un silence tricheur, dans la perspective exaltante d'une reconnaissance certaine.
« Une femme ne parle pas beaucoup hein, les hommes n'apprécient pas. Et tu sais, ton corps manque d'élégance, je me demande bien quel homme aimera ça ».
Mère me rabâchait ses longs récits sur les sœurs blanches de Sainte Marie qui lui avaient appris à faire de bonnes sauces, la literie, et... à vivre la tête dans les nuages. Elle avait formé avec ses amies d'école, un groupe de copines villageoises : la tontine. Elles faisaient le tour des maisons les dimanches après le culte et derrière cette tontine, germaient des tas de ragots immondes. Quand mon père accepta sa seconde épouse, la tontine se fit lapidaire à son égard. J'avais rarement vu ma mère si affectée. Assise au salon, elle murmurait des sanglots et grommelait à haute voix des mots mal articulés pour libérer sa frustration. Je n'ai pas compris pourquoi elle ne prit jamais la décision de quitter cette tontine, qui avant l'appréciait pour son mari, sa vaisselle et la tenue toujours impeccable de son salon. Ah... les filles de la Sainte Vierge ! C'est ainsi qu'elles se nommaient, paradant avec des sacs de marque et les dernières friperies de Mbeng . C'était ce tableau auquel je devais me conformer sous peine d'injures et de mépris. Un tableau fait de faux semblants, mâtiné de sourires parfaits, le tout teinté d'une dépression profonde à laquelle je me suis habituée.
Souvent, j'avais quelques rayons de soleil à la bibliothèque du quartier. C'est là que j'avais appris à remettre en question l'existence de Dieu, à faire le tri dans le vacarme de la vie. Il y avait ce garçon à qui la puberté défigurait le visage avec de l'acné. Il n'avait pas particulièrement remarquable physiquement mais en l'observant, je m'étais rendue compte que chaque nouvelle semaine, il remettait un livre emprunté à la bibliothèque la semaine d'avant. Je n'avais jamais entamé la conversation avec lui, et quand j'y repense, j'avais peur qu'à ce moment-là, je porterai sur lui un regard nouveau. Puis un jour, il voulut un livre que je lisais sur le moment et dont il n'y avait qu'un seul exemplaire : Orgueil et préjugés. Je levais la tête pour voir qui s'adressait à moi, c'était le boutonneux dont la voix tonique contrastait avec le visage. Depuis ce jour, il s'incrusta comme un tesson sous ma peau à tel point que l'entaille fut si grande qu'un sang neuf en jaillissait, faisant me sentir prête à boire le vin d'une vigne nouvelle.
«Veux-tu m'épouser ?» me demanda-t-il de sa nouvelle stature d'homme adulte, je ne sus quoi lui répondre, mais j'hochais de la tête et mon corps fut saisi de tremblements.
Mon géniteur ne faisant plus grand cas de moi après qu'il eut contracté sa fièvre polygame, il prit ma dote sans grand enthousiasme. J'étais d'un intérêt frôlant l'ennui pour lui, un arbre qu'il avait semé sans grand effort et dont il récoltait les fruits gratuitement. Ma mère était devenue avec le temps une ruminante, me refilant au passage une fois encore, le syndrome du ruminant.
Devant Monsieur le maire, la question arriva : « Acceptez-vous d'être son épouse ? ». Alors j'ai ruminé ce qu'on m'a fait avalé jusqu'au dégout et ses yeux à lui se remplirent d'une lueur d'allégresse, figeant en moi un mur de glace : « Quel homme aimera ça ? ».
«Une femme doit tout faire parfaitement tu m'entends ?
-Oui maman !» répondais-je mécaniquement.
La perfection, l'erreur constante de ma mère. Elle pensait qu'en l'étant elle allait satisfaire tout monde surtout mon père. Je me rappelle ce soir-là comme si c'était hier, ma grand-mère Mami Tio tenant encore sur ses deux jambes, arrivant chez nous d'un pas rapide, portant son pagne vert fluo noué aux reins. Elle avait tronqué son habituel sac à main en cuir de couleur bordeaux qui s'écaillait pour une jeune fille aux cheveux tressés qui l'accompagnait. À sa manière de se tenir, elle me fit comprendre que je ne devais pas m'approcher d'elle. Assise au salon, elle attendait son fils dans un silence pesant. Ma mère vint avec un sourire fabriqué, le même qu'elle affichait en public devant ma maladresse d'enfant quand je servais de l'eau.
«Maah soit la bienvenue.
- Melaah... mon fils est où ? Sans attendre que ma mère réponde, elle ajouta : Nous l'attendrons ici.»
D'un regard de fer, ma mère me fit comprendre que je devais mettre la table.
«Mooh, tes seins poussent déjà hein, faut que je masse ça avant de partir, sinon tu seras une bokdeh » avait lancé ma grand-mère quand je faisais le service. Quand elle parlait, la jeune dame qui l'accompagnait, au teint de soleil et au front prononcé, me regardait avec dédain.
«Fais bien la table ajouta-t-elle, ta mère t'éduque même comment, tsuip... Vous les jeunes filles de la ville ne savez même pas faire le dôme du Taro.»
Mon père finit par rentrer et accepta sans sourciller la décision de sa mère : «Voici ta nouvelle femme que la famille à chercher au village pour toi, je suis venue te l'apporter. Mooh, elle est vierge hein.»
Mami Tio se leva, gloussa en allongeant sa bouche. Le geste rendit ses rides plus prononcées et elle scruta la maison comme à la recherche de la petite bête, du moindre défaut, sourit hypocritement à la nouvelle venue, puis s'en alla. Les jours qui suivirent ma mère se terra. Sa coépouse occupant depuis son arrivée, la chambre conjugale. Mon père, qui ne faisait pas déjà très souvent attention à moi et mon frère nous ignorait encore plus. Ma mère dormait avec moi et la nuit je pissais sur elle. Ce qui la dégoûtait fortement.
Ayant reçu l'éducation guindée des sœurs Sainte Marie, elle avait en horreur la saleté. Les sœurs blanches me répétait-elle, étaient des femmes extrêmement propres et rangées.
Elle se battait en permanence pour faire de moi une petite elle, perfectionniste et vide de l'intérieur.
J'aimais écrire et c'était ma chance. Mon père, un intellectuel de façade avait au moins une armoire de livres à la maison. Quand les cris de ma mère amplifiaient, je me refugiais dans la lecture comme un exutoire au mal-être que ses jacasseries lancées comme des lames de feu, laissaient peser sur mon cœur.
La dureté de ses mots avait fait germer en moi un plaisir coupable envers la nourriture. C'était un cercle vicieux infernal. Plus sa bouche vidait comme une mitraillette des paroles malveillantes sur moi, plus elle plongeait dans la fosse des mantras sales, ce qui restait de notre relation difforme et effritée. À force d'être grosse, j'étais devenu son «ça». Son regard m'effrayait aussi fort que ses pas dans le couloir. Elle m'abreuvait au ruisseau d'un silence tricheur, dans la perspective exaltante d'une reconnaissance certaine.
« Une femme ne parle pas beaucoup hein, les hommes n'apprécient pas. Et tu sais, ton corps manque d'élégance, je me demande bien quel homme aimera ça ».
Mère me rabâchait ses longs récits sur les sœurs blanches de Sainte Marie qui lui avaient appris à faire de bonnes sauces, la literie, et... à vivre la tête dans les nuages. Elle avait formé avec ses amies d'école, un groupe de copines villageoises : la tontine. Elles faisaient le tour des maisons les dimanches après le culte et derrière cette tontine, germaient des tas de ragots immondes. Quand mon père accepta sa seconde épouse, la tontine se fit lapidaire à son égard. J'avais rarement vu ma mère si affectée. Assise au salon, elle murmurait des sanglots et grommelait à haute voix des mots mal articulés pour libérer sa frustration. Je n'ai pas compris pourquoi elle ne prit jamais la décision de quitter cette tontine, qui avant l'appréciait pour son mari, sa vaisselle et la tenue toujours impeccable de son salon. Ah... les filles de la Sainte Vierge ! C'est ainsi qu'elles se nommaient, paradant avec des sacs de marque et les dernières friperies de Mbeng . C'était ce tableau auquel je devais me conformer sous peine d'injures et de mépris. Un tableau fait de faux semblants, mâtiné de sourires parfaits, le tout teinté d'une dépression profonde à laquelle je me suis habituée.
Souvent, j'avais quelques rayons de soleil à la bibliothèque du quartier. C'est là que j'avais appris à remettre en question l'existence de Dieu, à faire le tri dans le vacarme de la vie. Il y avait ce garçon à qui la puberté défigurait le visage avec de l'acné. Il n'avait pas particulièrement remarquable physiquement mais en l'observant, je m'étais rendue compte que chaque nouvelle semaine, il remettait un livre emprunté à la bibliothèque la semaine d'avant. Je n'avais jamais entamé la conversation avec lui, et quand j'y repense, j'avais peur qu'à ce moment-là, je porterai sur lui un regard nouveau. Puis un jour, il voulut un livre que je lisais sur le moment et dont il n'y avait qu'un seul exemplaire : Orgueil et préjugés. Je levais la tête pour voir qui s'adressait à moi, c'était le boutonneux dont la voix tonique contrastait avec le visage. Depuis ce jour, il s'incrusta comme un tesson sous ma peau à tel point que l'entaille fut si grande qu'un sang neuf en jaillissait, faisant me sentir prête à boire le vin d'une vigne nouvelle.
«Veux-tu m'épouser ?» me demanda-t-il de sa nouvelle stature d'homme adulte, je ne sus quoi lui répondre, mais j'hochais de la tête et mon corps fut saisi de tremblements.
Mon géniteur ne faisant plus grand cas de moi après qu'il eut contracté sa fièvre polygame, il prit ma dote sans grand enthousiasme. J'étais d'un intérêt frôlant l'ennui pour lui, un arbre qu'il avait semé sans grand effort et dont il récoltait les fruits gratuitement. Ma mère était devenue avec le temps une ruminante, me refilant au passage une fois encore, le syndrome du ruminant.
Devant Monsieur le maire, la question arriva : « Acceptez-vous d'être son épouse ? ». Alors j'ai ruminé ce qu'on m'a fait avalé jusqu'au dégout et ses yeux à lui se remplirent d'une lueur d'allégresse, figeant en moi un mur de glace : « Quel homme aimera ça ? ».