Synchronicité culinaire

"Savoir qu'on n'écrit pas pour l'autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j'aime, savoir que l'écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu'elle est ... [+]

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La première fois que cela se produisit, c'était au Dragon Écarlate, un restaurant chinois. Buffet à volonté pour vingt euros, tables garnies d'un distributeur de serviettes en forme de dragon et d'une bouteille de vin tentatrice, non compris dans la formule buffet.
Constance fêtait ce soir-là ses vingt-huit ans, avec ses parents et leurs anciens voisins, Geoffrey, Vincianne et leur fils Victor, un jeune homme grave toujours tiré à quatre épingles. Constance et Victor étaient nés le même jour, le 18 février, à un an d'intervalle, à l'époque où les deux familles bavardaient par-dessus les thuyas mitoyens. Enthousiasmés par cet heureux hasard, ils avaient pris l'habitude de célébrer ensemble l'anniversaire des enfants, à la maison quand ils étaient petits, puis au Buffalo Grill - les gamins raffolaient des coiffes d'Indiens en carton -, et, depuis quelques années, dans des restaurants asiatiques, qui satisfaisaient les goûts de chacun et l'indécision chronique de Constance, capable de tergiverser une demi-heure entre les nems et les rouleaux de printemps.
 
Les allers-retours au buffet offraient de plus une diversion bienvenue : à part quelques réflexions consensuelles sur le prix de l'immobilier et la médiocrité du cinéma français, les anciens voisins ne partageaient pas grand-chose. Quant à Constance et Victor, depuis qu'ils avaient passé l'âge de jouer aux Indiens, ils s'en tenaient à quelques questions polies : « Tu joues toujours au tennis ? », « Il parait que tu as changé de boulot ? » et « Pauvre vieux Simba ! Vous allez reprendre un autre chien ? ».
 
Ce soir-là, donc, la jeune femme longeait le buffet, pensive, survolait les salades de légumes multicolores, hésitait devant les fritures, quand un serveur vint regarnir le plat de brochettes de poulet. Il les alignait avec précision, à exacte distance les unes des autres, ni trop serrées, ni trop éloignées. Constance, fascinée, s'arrêta, assiette à la main, pour le regarder. Le tintement impérieux d'une clochette le fit soudain sursauter. Pressé, il lâcha la dernière brochette et se rua vers la cuisine.
Constance resta là, hypnotisée. Devant elle, une trentaine de brochettes aux bâtonnets noircis, toutes dorées de sauce, parfaitement alignées, à l'exception de la dernière qui semblait indiquer une direction, comme le bras d'un cycliste qui s'apprête à tourner. Oh, c'était complètement idiot, mais la jeune femme suivit des yeux la ligne imaginaire tracée par le bâtonnet de viande. Elle traversait la salle, puis aboutissait à une fenêtre. Constance s'approcha. De l'autre côté de la rue, sur la porte de la nouvelle librairie, où d'ailleurs sa mère et elle s'étaient promis d'aller faire un tour, un panonceau indiquait « On recrute ».
 
Elle revint à table, perplexe. Elle avait terminé ses études de philosophie depuis cinq ans, et travaillait à l'université comme répétitrice d'espagnol. Elle n'aimait pas son travail. Les professeurs se montraient méprisants, les secrétaires désertaient leurs bureaux mal chauffés pour aller fumer et les rares étudiants qui venaient à ses cours s'y endormaient. De plus, elle était scandaleusement sous-payée. Et voilà que, pile le jour de son anniversaire, une brochette de poulet dissidente lui montrait un autre chemin. Quel hasard ! Quel symbole !
Quinze jours plus tard, elle quittait la fac.
 
Elle repensa très souvent à cet épisode. Plus elle y réfléchissait, plus il lui paraissait évident que le destin, Dieu, ou quoi que ce soit, lui avait fait un signe. Après tout, on pouvait bien lire l'avenir dans le marc de café ! Pourquoi pas dans les brochettes yakitori ?
Depuis, elle se mit à observer avec attention les étals de marché, les rayons des boucheries, les devantures des pâtissiers, les casseroles de sa mère, et le contenu de son assiette. C'était évident, tout cela regorgeait de signes, qu'il suffisait d'interpréter.
 
Un soir où elle avait souffert toute la semaine de maux de tête, sa mère servit du bouillon. Constance regarda les petites bulles grasses de la soupe éclater à la surface. Mais bien sûr, mes yeux ! Elle consulta un ophtalmologiste qui lui confirma que ses lunettes n'étaient plus adaptées, et que c'est cela qui lui provoquait des migraines.
 
Un matin, au moment de partir à la librairie, elle hésitait entre un chemisier jaune paille et un pull à motifs orange. La solution à ce dilemme lui vint en regardant le panier de fruits posé sur la table : les bananes étaient minces et gracieuses, tandis que les oranges étaient grosses et pataudes. Elle reçut ce jour-là plusieurs compliments sur sa tenue.
Cependant, le principal problème de Constance demeurait irrésolu. Que faire de sa vie ? Son nouveau job lui plaisait, certes, et la cohabitation avec ses parents était harmonieuse. Elle fréquentait avec plaisir les rares copines de classe que la spirale mariage-mioches avait épargnées. Elle sortait parfois avec des hommes, mais jamais aucun ne l'avait intéressée au point de le fréquenter plus d'un mois.
Elle se demandait si les cinquante ou soixante années qu'il lui restait à vivre seraient ainsi, aller au travail, voir un film avec une amie, acheter des cadeaux de Noël, avoir deux gros rhumes et une gastro par hiver, fêter son anniversaire au chinois avec les anciens voisins, surveiller son cholestérol, sortir deux semaines avec un banquier divorcé ou un juriste monomaniaque, pleurer ses parents, prendre un chat pour meubler sa solitude, se regarder vieillir dans le miroir de l'entrée...
 
Et puis, par un morose matin d'automne, elle fit griller du pain pour son petit déjeuner.  Quand la tartine sauta hors du grille-pain, elle pesta à mi-voix. Cela allait mettre des miettes partout ! Elle ramassa le toast, le lâcha, il était brûlant, puis le fixa avec étonnement. Les traces carbonisées dessinaient sur le pain le visage d'un homme barbu au regard triste. Constance était fascinée. Mais qui pouvait être cet homme ? Elle réfléchit. Aucun homme dans son entourage ne portait à la fois la barbe et les cheveux longs. Son collègue Romain avait une barbe imposante, mais il était chauve. Le frère de sa copine Kathleen avait une queue de cheval, mais ni barbe ni moustache. Chez ses ex, en général de droite, le bouc discret semblait le summum de la pilosité et de l'originalité.
À qui pouvait bien appartenir le visage du toast ?
 
Huit heures sonnèrent alors au clocher de l'église. Et Constance comprit.
Le mois suivant, elle s'engageait comme volontaire auprès des Missions Étrangères de Paris, et partait enseigner dans une école au fin fond du Laos, serrant dans ses mains nouvellement ferventes une photo de la tartine grillée, où Son regard mélancolique et doux lui confirmait qu'elle avait bien fait de Le suivre.
 
Même si Constance n'était plus là, et que la formule buffet était passée à vingt-deux euros cinquante, ses parents et leurs anciens voisins décidèrent de se retrouver tout de même au Dragon Écarlate le 18 février.
Quand Victor arriva, la mère de Constance le dévisagea avec surprise. Il s'était laissé pousser les cheveux et la barbe.
—  Tu as vu Victor ? Ça lui va bien ce nouveau look ! chuchota-t-elle à son mari, tandis qu'ils se servaient tous les deux au buffet de brochettes de poulet yakitori.

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