I
Une petite pile de cartes de visite entre les mains, Hektör déambule dans les couloirs spacieux de la maison de retraite, une risette mercantile glissée au coin des lèvres. Tapissés de
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« Ici c'est tellement triste, qu'on attend les enterrements pour rire un peu aux frais du mort ».
Ainsi parlait Eugène. Un parmi la douzaine de vieux qui attendait la mort dans ce bled perdu du centre de la France. Pour leurs moitiés c'était chose faite. L'une après l'autre, parfois même en binôme durant les épidémies de grippe, elles avaient toutes rejoint le caveau familial. C'est dire s'ils s'ennuyaient ferme sans interlocutrices pour déverser leur hargne.
L'été, ils sortaient les chaises sur le pas de la porte pour voir passer les voitures sur la nationale, comme les vaches regardent passer les trains. En plein décembre, c'était une soupe et au lit.
Ce soir de Noël, en plein Chabrot, un boucan de tous les diables les fit se lever d'un coup pour sortir du logis en bras de chemise. Le spectacle en valait la peine. Un autobus customisé Peace and Love s'était encastré dans le dernier platane de la place d'armes, transformée en patinoire à la suite d'une rupture de canalisation, sous les moins dix enregistrés depuis le début du mois. La fumée noire qui sortait du capot, laissait peu de doute sur son immobilisation pour une durée indéterminée.
Alignés au bord de la place, ils avaient assisté à l'extraction par la porte arrière du car, d'une douzaine de nanas pépiant comme un cent de perruches. Elles en avaient d'ailleurs tous les attributs, affublées de la tête au cul de panaches de plumes. N'ayant pas jugé utile de changer de costume entre deux prestations à peu de distance elles n'étaient pas vraiment équipées pour affronter les rigueurs de l'hiver.
Les plus hardies, après quelques pas se retrouvèrent sur le cul. Tant bien que mal elles rallièrent leurs compagnes qui faisaient face au groupe de vieux, ébahis devant les seins à l'air et les petits culs frétillants sous les plumes et qui d'un seul élan tournèrent casaque et reprirent le chemin de leurs logis, laissant les demoiselles pantoises devant cette non-assistance à personne en danger. Pouvait-on s'attendre à une autre réaction de la part de bouseux ?
C'était mal connaître la légendaire hospitalité de nos campagnes. Quelques minutes après, ils étaient de retour, les bras chargés de couvertures, pelisses et autres vêtements chauds. Eugène, pas bête, déroulait une botte de paille afin d'assurer le parcours ; du car jusqu'au bord de la place.
On rouvrit tant bien que mal le vieux bistrot de Léontine, tout festonné de toiles arachnéennes. Une bonne flambée picota les yeux au départ - le ramonage datant de Mathusalem - mais la chaleur régna rapidement avec la soupe soustraite aux rations de la semaine et le picrate légèrement acide, mais bien pourvu en degrés.
Le régisseur, fit plusieurs allers-retours pour ramener les valises, permettant ainsi aux girls de se rhabiller plus décemment et plus chaudement, au grand dam des ancêtres dont les yeux pleuraient, à force de se concentrer sur les merveilles à leur portée. Il expliqua le but de leur voyage compromis prématurément. Après une prestation à M..., ils pensaient rallier rapidement R... pour y donner leur spectacle en ce soir de Noël. Une revue kitch et plumes avec sa douzaine de girls, toutes aussi ravissantes les unes que les autres.
Les filles, un peu parties, voulurent à tout prix donner une idée de leur show, en remerciement de l'accueil. Une nouvelle fois, elles se changèrent dans l'arrière salle. Elles manquaient d'espace, mais ce soir de Noël des lumières brillèrent dans les yeux des habitants. En attendant que leur car soit en état, ce qui n'était pas gagné en période de fêtes, les vieux leur proposèrent de les héberger. Le compte était bon, douze de chaque côté. Chacun disposant d'une chambre d'ami ou d'enfant qui avait déserté et ne reviendrait plus.
Eugène passa sa nuit à gamberger. Une idée germait dans son cerveau toujours alerte. Le car n'était pas près d'être réparé et voir partir en taxis, les petites, lui fendait le cœur. Le lendemain dès potron-minet, il réveilla ses condisciples. Ce qui les mit de très mauvaise humeur. Mais quand il eut exposé son idée, tous applaudirent et l'assurèrent de leur aide. En début d'après-midi, la troupe réunie au bistrot pour un petit déj tardif, fut invité à se rendre à la grange d'Eugène.
L'édifice au caractère affirmé du XIᵉ, tout en belle pierre et charpente de chêne, avait vraiment de l'allure. Mais que dire de l'intérieur dont le fond était aménagé en une scène immense, bordée de tentures multicolores et éclairée par des torches de bois gras. Quelques bancs avaient été disposés devant et toutes les chaises valides réquisitionnées. Eugène, toujours lui, grand amateur de musique avait disposé les baffles de son installation hi-fi, un peu légère pour les dimensions de la grange, mais on ferait avec. Les ancêtres n'avaient pas chômé depuis le matin.
Les filles impressionnées s'extasiaient devant cet agencement, sans comprendre son utilité. Eugène, au nom de tous leur expliqua que puisqu'elles étaient bloquées pour un certain temps, elles pouvaient adapter leur show à cet espace et y donner leurs représentations pendant les fêtes. Enthousiastes, les filles insistèrent auprès du régisseur qui l'était un peu moins, pour tenter l'expérience.
Le lendemain jour de marché à la ville proche, la troupe et les vieux débarquèrent dans les camionnettes décorées de pancartes annonçant le spectacle. Le bus, une fois réparé prendrait la relève. La sono, se serait pour plus tard.
Les lieux de divertissements ayant depuis longtemps déserté le territoire et les habitants de R. privés du spectacle de la veille comptant bien se rattraper, la première représentation vit une ruée des habitants du canton, qui repartirent comblés, avec un bémol pour ceux qui étaient restés debout.
Dans les jours qui suivirent, quelques aménagements du spectacle et de la salle affinèrent la proposition. Les premiers flocons ajoutèrent une note enchanteresse, ourlant d'une blanche hermine le fronton de la grange. Au-dessus, un calicot arborait le nom du lieu « La Grange » naturellement et revendiquait son statut de premier cabaret de province.
La semaine passée, il n'était plus question pour les girls de reprendre la route et de quitter des papys, que pour la plupart, elles n'avaient jamais eu. Ici leurs prestations et les répétitions terminées, elles échappaient à la folie de la ville, au sein d'une nature préservée qu'elles apprenaient à connaître grâce au dévouement « désintéressé » des papys.
*****
Quelques années plus tard, Eugène, l'un des derniers habitants encore debout, se remémorait la larme à l'œil, l'accident qui fut à l'origine du cabaret. De septembre à juin, avec une troupe et un show sans cesse renouvelés, celui-ci faisait les beaux jours de toute la région, connu jusqu'aux States, grâce à un réalisateur renommé qui réédita l'exploit de l'autobus contre le platane de la place d'armes et goûta lui aussi l'hospitalité et les plaisirs de la province qu'on croyait repliée sur elle-même. On dit même qu'une des girls y fut pour beaucoup.
Ainsi parlait Eugène. Un parmi la douzaine de vieux qui attendait la mort dans ce bled perdu du centre de la France. Pour leurs moitiés c'était chose faite. L'une après l'autre, parfois même en binôme durant les épidémies de grippe, elles avaient toutes rejoint le caveau familial. C'est dire s'ils s'ennuyaient ferme sans interlocutrices pour déverser leur hargne.
L'été, ils sortaient les chaises sur le pas de la porte pour voir passer les voitures sur la nationale, comme les vaches regardent passer les trains. En plein décembre, c'était une soupe et au lit.
Ce soir de Noël, en plein Chabrot, un boucan de tous les diables les fit se lever d'un coup pour sortir du logis en bras de chemise. Le spectacle en valait la peine. Un autobus customisé Peace and Love s'était encastré dans le dernier platane de la place d'armes, transformée en patinoire à la suite d'une rupture de canalisation, sous les moins dix enregistrés depuis le début du mois. La fumée noire qui sortait du capot, laissait peu de doute sur son immobilisation pour une durée indéterminée.
Alignés au bord de la place, ils avaient assisté à l'extraction par la porte arrière du car, d'une douzaine de nanas pépiant comme un cent de perruches. Elles en avaient d'ailleurs tous les attributs, affublées de la tête au cul de panaches de plumes. N'ayant pas jugé utile de changer de costume entre deux prestations à peu de distance elles n'étaient pas vraiment équipées pour affronter les rigueurs de l'hiver.
Les plus hardies, après quelques pas se retrouvèrent sur le cul. Tant bien que mal elles rallièrent leurs compagnes qui faisaient face au groupe de vieux, ébahis devant les seins à l'air et les petits culs frétillants sous les plumes et qui d'un seul élan tournèrent casaque et reprirent le chemin de leurs logis, laissant les demoiselles pantoises devant cette non-assistance à personne en danger. Pouvait-on s'attendre à une autre réaction de la part de bouseux ?
C'était mal connaître la légendaire hospitalité de nos campagnes. Quelques minutes après, ils étaient de retour, les bras chargés de couvertures, pelisses et autres vêtements chauds. Eugène, pas bête, déroulait une botte de paille afin d'assurer le parcours ; du car jusqu'au bord de la place.
On rouvrit tant bien que mal le vieux bistrot de Léontine, tout festonné de toiles arachnéennes. Une bonne flambée picota les yeux au départ - le ramonage datant de Mathusalem - mais la chaleur régna rapidement avec la soupe soustraite aux rations de la semaine et le picrate légèrement acide, mais bien pourvu en degrés.
Le régisseur, fit plusieurs allers-retours pour ramener les valises, permettant ainsi aux girls de se rhabiller plus décemment et plus chaudement, au grand dam des ancêtres dont les yeux pleuraient, à force de se concentrer sur les merveilles à leur portée. Il expliqua le but de leur voyage compromis prématurément. Après une prestation à M..., ils pensaient rallier rapidement R... pour y donner leur spectacle en ce soir de Noël. Une revue kitch et plumes avec sa douzaine de girls, toutes aussi ravissantes les unes que les autres.
Les filles, un peu parties, voulurent à tout prix donner une idée de leur show, en remerciement de l'accueil. Une nouvelle fois, elles se changèrent dans l'arrière salle. Elles manquaient d'espace, mais ce soir de Noël des lumières brillèrent dans les yeux des habitants. En attendant que leur car soit en état, ce qui n'était pas gagné en période de fêtes, les vieux leur proposèrent de les héberger. Le compte était bon, douze de chaque côté. Chacun disposant d'une chambre d'ami ou d'enfant qui avait déserté et ne reviendrait plus.
Eugène passa sa nuit à gamberger. Une idée germait dans son cerveau toujours alerte. Le car n'était pas près d'être réparé et voir partir en taxis, les petites, lui fendait le cœur. Le lendemain dès potron-minet, il réveilla ses condisciples. Ce qui les mit de très mauvaise humeur. Mais quand il eut exposé son idée, tous applaudirent et l'assurèrent de leur aide. En début d'après-midi, la troupe réunie au bistrot pour un petit déj tardif, fut invité à se rendre à la grange d'Eugène.
L'édifice au caractère affirmé du XIᵉ, tout en belle pierre et charpente de chêne, avait vraiment de l'allure. Mais que dire de l'intérieur dont le fond était aménagé en une scène immense, bordée de tentures multicolores et éclairée par des torches de bois gras. Quelques bancs avaient été disposés devant et toutes les chaises valides réquisitionnées. Eugène, toujours lui, grand amateur de musique avait disposé les baffles de son installation hi-fi, un peu légère pour les dimensions de la grange, mais on ferait avec. Les ancêtres n'avaient pas chômé depuis le matin.
Les filles impressionnées s'extasiaient devant cet agencement, sans comprendre son utilité. Eugène, au nom de tous leur expliqua que puisqu'elles étaient bloquées pour un certain temps, elles pouvaient adapter leur show à cet espace et y donner leurs représentations pendant les fêtes. Enthousiastes, les filles insistèrent auprès du régisseur qui l'était un peu moins, pour tenter l'expérience.
Le lendemain jour de marché à la ville proche, la troupe et les vieux débarquèrent dans les camionnettes décorées de pancartes annonçant le spectacle. Le bus, une fois réparé prendrait la relève. La sono, se serait pour plus tard.
Les lieux de divertissements ayant depuis longtemps déserté le territoire et les habitants de R. privés du spectacle de la veille comptant bien se rattraper, la première représentation vit une ruée des habitants du canton, qui repartirent comblés, avec un bémol pour ceux qui étaient restés debout.
Dans les jours qui suivirent, quelques aménagements du spectacle et de la salle affinèrent la proposition. Les premiers flocons ajoutèrent une note enchanteresse, ourlant d'une blanche hermine le fronton de la grange. Au-dessus, un calicot arborait le nom du lieu « La Grange » naturellement et revendiquait son statut de premier cabaret de province.
La semaine passée, il n'était plus question pour les girls de reprendre la route et de quitter des papys, que pour la plupart, elles n'avaient jamais eu. Ici leurs prestations et les répétitions terminées, elles échappaient à la folie de la ville, au sein d'une nature préservée qu'elles apprenaient à connaître grâce au dévouement « désintéressé » des papys.
*****
Quelques années plus tard, Eugène, l'un des derniers habitants encore debout, se remémorait la larme à l'œil, l'accident qui fut à l'origine du cabaret. De septembre à juin, avec une troupe et un show sans cesse renouvelés, celui-ci faisait les beaux jours de toute la région, connu jusqu'aux States, grâce à un réalisateur renommé qui réédita l'exploit de l'autobus contre le platane de la place d'armes et goûta lui aussi l'hospitalité et les plaisirs de la province qu'on croyait repliée sur elle-même. On dit même qu'une des girls y fut pour beaucoup.
"La Grange" n'est pas le seul exemplaire. D'autres cabarets existent en province et parfois bien plus vieux, mais leur naissance n'a peut-être pas le même goût d'hospitalité et de solidarité.