Table rase

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Comme une grande partie des habitants de la cuvette, j'ai encore passé une mauvaise nuit. Nous ne sommes que début juin, mais déjà les premières canicules ont transformé la plupart des appartements en fours solaires. L'été va être torride. Au sens propre, hélas. 
Je jette un œil par la fenêtre de la cuisine en attendant que mon café finisse de couler. Le soleil se lève au-dessus de Belledonne, découpe les crêtes, fait scintiller les dernières neiges. C'est peut-être la millième fois que j'assiste au spectacle depuis mon emménagement au vingt-huitième étage de la Tour Carignon, et même si je sais que tout cela n'est qu'illusion, la magie opère encore. 

Il n'y avait pas d'alternative, c'est ce qu'on nous avait vendu. S'opposer au Grand Nivellement, c'était de l'égoïsme pur et simple, voilà comment on nous avait présenté l'affaire. 
Depuis des décennies déjà, Grenoble la surpeuplée avait colonisé le fond de ses vallées. De titanesques opérations immobilières avaient définitivement relié la capitale des Alpes aux mégalopoles de Lyon, Valence et Chambéry, ne laissant çà et là que quelques hectares de verdure, qui ne semblaient avoir été préservés que pour fournir de pittoresques clichés aux dépliants de l'Office du Tourisme. Le plateau du Vercors lui-même, après une résistance acharnée, avait dû céder (et Dieu sait si la résistance n'est pas un vain mot par là-haut). Des immeubles avaient surgi par centaines entre Autrans et Vassieux, faisant de chaque parcelle de terrain plat un quartier d'habitation dense comme un poulailler industriel. 
Mais ça ne suffisait pas. Les populations continuaient d'affluer, attirées par la seule ressource qui ait encore de la valeur dans ce monde en lambeaux. Retrouvant les réflexes de survie de leurs ancêtres, hommes et femmes quittaient désormais les bords de mer ou les capitales autrefois prisés pour s'agglomérer autour d'une seule et même richesse, autrefois banale, aujourd'hui vitale : l'eau potable.

Alors, pour faire face à cette situation intenable, l'inconcevable avait été conçu. 
Le Grand Nivellement. 
Puisqu'on n'avait plus de place, on allait en faire. Sur le papier, c'était aussi simple que ça.

Évidemment, et malgré la multiplication des annonces officielles, le commun des mortels avait pris l'annonce à la légère. Aplanir Belledonne ? Vous en avez d'autres des idées stupides ? Ridicule. Impensable. Irréalisable.
Mais dans ce type d'opération, l'effrayante splendeur du génie humain est sans limites. À l'issue d'un concours international, une entreprise chinoise spécialisée dans ce genre de travaux pharaoniques avait matérialisé, chiffres à l'appui, l'opération « Hauteville ». C'était possible, c'était concret, on allait retrousser ses manches et le faire, pour de vrai.

La population réalisa alors, comme si elle sortait d'un long cauchemar pour entrer dans une réalité plus sordide encore, qu'on allait vraiment raser les trente-deux pics qui surplombaient Grenoble depuis cinq millions d'années. L'hostilité qui s'ensuivit relégua la sanglante Journée des Tuiles à un petit geste d'agacement. 
Mais ce que l'économie veut, Dieu le veut, y a juste à mettre le paquet sur la communication. Oh, les méthodes habituelles suffisent : monter les opposants les uns contre les autres (« Refuser d'accueillir ces gens-là, c'est faire le jeu du Front National »), annoncer un projet radical pour ensuite lâcher ce qu'il faut de lest (« Bon, d'accord, on ne touche pas à Chamrousse »), rabâcher à l'envi les mots magiques (« création d'emploi », « rayonnement international », « à la pointe de l'innovation »)... 

Cinq ans plus tard, une fois balayée toute velléité d'opposition, une effroyable armée de pelleteuses, camions, excavatrices, bulldozers, décapeuses, montait à l'assaut des Alpes, version moderne et terrifiante d'Hannibal et de ses éléphants.
Dix années encore, dans le bruit, la poussière, les embouteillages chroniques engendrés par le ballet incessant des engins de chantier, et un jour, on nous annonce en fanfare que voilà, c'est terminé, et dans les temps en plus. 
Hauteville : deux cent mille logements, commerces et bureaux, repartis dans une centaine de tours aux formes extravagantes, évocation dégénérée des pics qui se dressaient là il y a si peu de temps, dont l'œil avisé semble encore saisir le contour évanoui. Cent géants de béton et d'acier dressés sur un plateau de quarante kilomètres de long et huit de large, à l'altitude savamment étudiée de 1910 mètres. Des hommes, des femmes, des enfants, des routes, des écoles, des bibliothèques, des restaurants, des salons de coiffure, des maisons de retraite, des administrations, des tramways, des stations-service... Une fourmilière à plein rendement, dont on perçoit la rumeur depuis les berges de l'Isère.

Reste un détail : l'œil hébété du Grenoblois de souche, tourné vers l'Est, contemplant sans y croire le nouveau panorama qu'on lui a imposé. Réaction normale, prévisible : la greffe, trop brutale, ne prend pas. On a beau se dire que c'est comme ça, que le monde change, qu'il faut vivre avec, ça ne passe pas. Alors, comme on peint un trompe-l'œil sur le pignon aveugle d'un immeuble, la toute nouvelle société VirtuaBel, créée pour l'occasion, équipe les fenêtres des immeubles de l'agglomération tournés vers Belledonne d'écrans haute définition parfaitement ajustés, projetant en continu une image virtuelle de la chaîne de montagne telle qu'elle était avant le Grand Nivellement, levers et couchers de soleil, évolution des saisons et variations météorologiques en prime. 

Voilà ce que je vois ce matin depuis ma fenêtre : une image, une trame de pixels évoquant une nature à jamais perdue, des sentiers que plus personne n'arpentera, un air qu'on ne respirera plus.
Ultime gargouillis de la machine à café. Je me sers une tasse. Ma fille vient de se réveiller. Elle s'assoit sur mes genoux et m'arrache à ma contemplation.
— Papa, s'il te plait, raconte-moi encore l'histoire du Dahu.

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