Vivez, ah ! Vivez donc, et qu'importe la suite ! N'ayez pas de remords.
Blaise Cendras
Augustin avait toujours été philosophe. Il tenait ça de son arrière-grand-père qui, après
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J'ouvris le frigo qui ne contenait plus qu'un fond de café, et un bocal de cornichons presque vide. Je mis un café en route, accoudé à la fenêtre donnant sur la rue. C'était une rue très calme, ennuyeuse à mourir pourrait-on dire. Il ne s'y passait jamais rien. Il n'y passait pas grand monde. Quelques voitures chuintant dans les flaques d'eau, des chiens errants reniflant les traces de leurs congénères, des volées de moineaux qui l'empruntaient d'un jardin à l'autre, quand ils étaient pressés. Quelques gamins à vélos ou en planches à roulettes, mais ce n'était ni l'heure, ni la saison. Peut-être plus d'animaux que d'êtres humains en fin de compte. Il était tentant de voir dans cette rue languissant sous la pluie, une allégorie de ma propre vie. Il est vrai que j'avais réduit à l'extrême le cercle de mes connaissances. Je ne fréquentais plus personne du temps de ma vie d'homme marié, d'homme normal. Certains, parce que je n'avais plus rien trouvé à leur dire, après le cataclysme. D'autres, parce qu'ils avaient choisi ouvertement leur camp, comme les Maurot, ou Lily et Abel. Surtout Lily, Liliane Villeneuve, qui se révéla avoir été très tôt, depuis le tout début en fait, la complice d'Ethel dans son entreprise de désinformation systématique, une sorte de bras droit à la langue fourchue, toujours prête à servir d'alibi, à fournir le détail qui sonnait vrai, et utilisant sans vergogne l'affection que je lui portais, – car j'étais à vrai dire un peu épris d'elle depuis des années, et elle le savait pertinemment – pour mieux m'embrouiller dans leurs mensonges entrecroisés.
Au tout début de mon installation ici, un matin, elle vint sonner à ma porte. Elle resta plantée sur le seuil, se mordillant la lèvre inférieure, et dansant sur un pied. Nous ne nous étions ni vus ni parlé depuis plus de deux ans. Je me souviens, c'est un jour de janvier, un vent froid, tranchant, souffle dans son dos, et elle porte un foulard, et des lunettes de soleil, qu'elle retire lentement en les fixant comme si elles allaient lui expliquer la marche à suivre, lorsqu'on se retrouve face à sa victime, les précautions à prendre, les mots à éviter. C'était un matin vif et lumineux, et Lily était toujours aussi craquante. C'était le genre de fille qui donnait toujours l'impression de revenir d'un long périple autour des îles Sous-le-Vent, et c'était d'ailleurs parfois le cas. À toute autre, j'aurais proposé de monter prendre un café.
J'attendais qu'elle se lance. Surtout, je n'avais rien à lui dire, je n'avais pas tellement envie de la revoir. Enfin, ça me faisait mal. Ça me rappelait trop de choses d'avant.
– J'ai eu ton adresse par tes parents... Je voudrais... je voudrais que tu... s'embrouilla-t-elle, les yeux soudain pleins de larmes.
J'aurais pu sourire, avec un petit air condescendant, narquois, cynique aux coins des lèvres devant un tel repentir, probablement sincère, mais bien tardif, j'aurais pu avaler cette dernière couleuvre, j'aurais pu la prendre dans mes bras, et nous aurions larmoyé de concert, nous bavant mutuellement dans le cou, tels les survivants après le passage de la horde. Je ne pus que refermer la porte et pousser le verrou d'un même élan, ce qui suffit à me vider de mes forces. À cette époque – deux ans et sept mois que ma femme s'était tirée avec son amant – j'étais encore loin d'un simple passable en relations humaines, un soupçon d'émotion, et je me ramassais à la petite cuillère. Alors, supporter les larmes de Liliane, c'était réellement au-dessus de mes forces. Pendant quelques secondes friables, chacun d'un côté du panneau de bois, nous écoutâmes le souffle de l'autre, cette chose vivante, cette présence de l'autre, qui me faisait si cruellement défaut, et puis, cognant du poing et du pied contre la porte, elle me supplia de lui ouvrir, me demandant de lui pardonner, de la croire, qu'elle n'avait jamais voulu tout ce mal. Mais c'était prétendre ignorer les conséquences réelles de ses actes. Elle s'adressait à un type dont la moindre parcelle de sentiments avait été brisée, piétinée, dispersée aux quatre vents, ne le savait-elle pas ? J'entendais sa voix, rayée par les larmes, entrecoupée de sanglots. Ses reniflements. Ses petits cris.
EST-CE QU'ELLE N'AVAIT PAS DÉJÀ ASSEZ JOUÉ AVEC MON ÂME ?
Enfin, elle se lassa de mon silence, et longtemps après que le bruit de sa voiture se fût évanoui dans cette rue ennuyeuse à mourir, où souffle le vent, je restai appuyé à cette porte, la tête dans les mains, ne pensant à rien. Tremblant de tous mes membres.
Au tout début de mon installation ici, un matin, elle vint sonner à ma porte. Elle resta plantée sur le seuil, se mordillant la lèvre inférieure, et dansant sur un pied. Nous ne nous étions ni vus ni parlé depuis plus de deux ans. Je me souviens, c'est un jour de janvier, un vent froid, tranchant, souffle dans son dos, et elle porte un foulard, et des lunettes de soleil, qu'elle retire lentement en les fixant comme si elles allaient lui expliquer la marche à suivre, lorsqu'on se retrouve face à sa victime, les précautions à prendre, les mots à éviter. C'était un matin vif et lumineux, et Lily était toujours aussi craquante. C'était le genre de fille qui donnait toujours l'impression de revenir d'un long périple autour des îles Sous-le-Vent, et c'était d'ailleurs parfois le cas. À toute autre, j'aurais proposé de monter prendre un café.
J'attendais qu'elle se lance. Surtout, je n'avais rien à lui dire, je n'avais pas tellement envie de la revoir. Enfin, ça me faisait mal. Ça me rappelait trop de choses d'avant.
– J'ai eu ton adresse par tes parents... Je voudrais... je voudrais que tu... s'embrouilla-t-elle, les yeux soudain pleins de larmes.
J'aurais pu sourire, avec un petit air condescendant, narquois, cynique aux coins des lèvres devant un tel repentir, probablement sincère, mais bien tardif, j'aurais pu avaler cette dernière couleuvre, j'aurais pu la prendre dans mes bras, et nous aurions larmoyé de concert, nous bavant mutuellement dans le cou, tels les survivants après le passage de la horde. Je ne pus que refermer la porte et pousser le verrou d'un même élan, ce qui suffit à me vider de mes forces. À cette époque – deux ans et sept mois que ma femme s'était tirée avec son amant – j'étais encore loin d'un simple passable en relations humaines, un soupçon d'émotion, et je me ramassais à la petite cuillère. Alors, supporter les larmes de Liliane, c'était réellement au-dessus de mes forces. Pendant quelques secondes friables, chacun d'un côté du panneau de bois, nous écoutâmes le souffle de l'autre, cette chose vivante, cette présence de l'autre, qui me faisait si cruellement défaut, et puis, cognant du poing et du pied contre la porte, elle me supplia de lui ouvrir, me demandant de lui pardonner, de la croire, qu'elle n'avait jamais voulu tout ce mal. Mais c'était prétendre ignorer les conséquences réelles de ses actes. Elle s'adressait à un type dont la moindre parcelle de sentiments avait été brisée, piétinée, dispersée aux quatre vents, ne le savait-elle pas ? J'entendais sa voix, rayée par les larmes, entrecoupée de sanglots. Ses reniflements. Ses petits cris.
EST-CE QU'ELLE N'AVAIT PAS DÉJÀ ASSEZ JOUÉ AVEC MON ÂME ?
Enfin, elle se lassa de mon silence, et longtemps après que le bruit de sa voiture se fût évanoui dans cette rue ennuyeuse à mourir, où souffle le vent, je restai appuyé à cette porte, la tête dans les mains, ne pensant à rien. Tremblant de tous mes membres.
Une fierté de gars blessé, un retranchement d'homme meurtri... cela peut se ressembler mais ici même résultat sur le personnage. Il arrête, dur car aucune perspective de sa vie ne paraît envisageable.
Texte dur, beau où toute une tendresse apparaît malgré toute cette souffrance.
Magnifiquement écrit ! Chapô bas Denis !
Merci de votre appréciation de ce texte. Ce qui est dit et la façon de le dire sont indissociable.
Une composition littéraire dans un huis clos où la question de l'âme malmenée se lasse d'exister.