Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Je ne suis pas sûre qu'elle s'en soit rendue compte quand j'étais petite et que je parlais dans le vide. Elle croyait peut-être qu'il s'agissait des innocents amis imaginaires que tout enfant crée à un certain moment. Je pense plutôt qu'elle a commencé à le croire lorsque j'ai atteint la puberté et que j'ai continué à parler toute seule. Là, il n'y avait pas d'excuse crédible, j'imagine. Mais qu'est-ce qu'elle pouvait faire ? Admettre ma folie et me faire voir un psy ? Bah, oui. Ça aurait été sympa. Si jamais un psy n'était pas la solution, au moins je n'aurais plus été toute seule à supporter ce poids. Un don, une malédiction, qui sait maintenant lequel. En vérité, voir des démons vagabonds qui n'ont pas de repos peut bien rentrer dans les deux catégories.
Laissez-moi m'expliquer : d'un côté, ce sont ces mêmes démons qui m'ont accompagnée lorsque mes parents se disputaient du lever du soleil jusqu'au crépuscule. C'étaient leurs paroles qui éteignaient les discussions de l'autre côté de la porte, quand même les couvertures n'arrivaient pas à les étouffer. Ce sont eux qui étaient à mes côtés et m'embrassaient —un contact plus que physique, impossible à décrire— quand mon père est parti sans me regarder une seule fois. Quand maman est tombée dans une profonde dépression et qu'elle ne sortait pas de la chambre, ce sont eux qui m'ont appris à prendre soin de moi-même :
« Fais attention, tu vas te brûler ! ».
« N'oublie pas ton cahier ! ».
« Laisse tomber le couteau, ma chérie. Ça ne vaut pas la peine ».
Quand maman est sortie de ce stade de tracas —elle a ressuscité, on pourrait dire—, et elle m'a vue pour la première fois, elle a eu peur. Je l'ai remarqué : elle avait perdu mes années d'enfance et quand elle s'est réveillée je n'étais plus une fillette. Évidemment, à l'extérieur je n'avais pas beaucoup grandi. J'avais encore les traits d'une petite, mais le regard... Parfois, quand je me regarde au miroir, j'ai peur aussi. Mais comme ma mère ne voulait pas accepter sa culpabilité, sa disparition, elle a décidé de le nier. Et elle m'a embrassée, juste un peu, comme en disant : « Tu vois, je t'aime encore. Maintenant, vas-y, ne m'approche pas ».
J'ai obéis, parce que ça, j'ai bien appris à le faire. Je pensais qu'en faisant tout ce qu'on me demandait, ma famille resterait ensemble. Personne ne m'avait jamais dit que les enfants ont peu de pouvoir dans les affaires des grands.
Mais ces démons-là, ils m'ont appris d'autres choses. Ils m'ont dit, par exemple, que je fais bien d'être sage, mais que c'est mieux si je fais semblant. Au début, je n'ai pas compris. Comment faire semblant d'être sage ? C'était possible ? Ils me l'ont prouvé. Quand la petite Magali s'est cassé le bras, personne ne m'a pas signalée du doigt. Tout le monde a dit qu'elle est tombée toute seule. Quelle maladroite ! Quelques jours après, elle a changé de collège, elle ne pouvait même pas me regarder. Ensuite, quand Lucas a été amené à l'infirmerie parce qu'une crise d'allergie l'a complètement étouffé, tous ont accusé la prof, parce qu'elle était supposée savoir les aliments qu'il ne pouvait pas consommer. Personne n'a pas vu quand j'ai mis des amandes broyées dans son jus.
Ainsi, peu à peu, j'ai compris ce que les démons voulaient dire. Généralement, ils m'indiquaient quoi faire. Ils avaient plein d'idées. De drôles d'idées, en fait. Des choses que mon esprit terrestre, humain voire innocent, ne pouvait pas concevoir par soi-même. Est-ce que j'ai eu peur ? Parfois. Parfois mes actions me causaient des remords. Ils disparaissaient vite, je l'admets. Les gens auxquels je faisais du mal s'en allaient vite de ma vie. Donc, je ne voyais presque pas les conséquences. Peut-être que si quelqu'un était resté, j'aurais arrêté avant. On ne le saura jamais, bien sûr. Mais parfois je me demande comment les choses auraient changé.
Le destin est quelque chose de bizarre. Les nuits, quand il n'y avait personne réveillée dans le quartier, je sortais de la maison et je m'asseyais dans le jardin. Je regardais le ciel, je cherchais les étoiles. Elles ne se montraient jamais, la pollution était déjà si forte. Je regardais le ciel pendant des heures, jusqu'à ce que les rayons de soleil annoncent le nouveau jour à l'horizon. Je viens de me rendre compte : si j'avais dormi au lieu de regarder le ciel, est-ce que les démons auraient eu moins de pouvoir sur moi ? On dit que le sommeil est vital. La fatigue nous distrait, nous affaiblit, nous tue lentement. Vous voyez ? Plein d'éléments qui pourraient avoir changé cette histoire. Mais ce sont seulement de beaux souhaits, des désirs lointains...
Le moment de non-retour est venu peu après mes quinze ans. C'est là que j'ai compris que je ne pouvais plus dire non. Je n'avais plus de pouvoir de résistance. Je ne le voulais pas non plus, mais à ce stade-là, l'option a disparu. Comment ça s'est passé, vous vous demanderez. Bref, quand je me suis retrouvée dans un cercle de personnes regardant le corps juste au milieu de la rue, je l'ai su. Je me rappelle encore de sa position : le bras sous la poitrine, une jambe cassée, le genou dans une direction impossible, le pull déchiré. Quand je ferme les yeux, je peux voir encore le sac-à-dos ouvert à deux mètres, son contenu éparpillé sous la voiture qui venait de la renverser. Je suis restée là pendant quelques minutes, juste pour dissimuler, pour que ce ne soit pas évident : un criminel ne resterait pas dans le lieu du crime, n'est-ce pas ? J'ai profité pour regarder son visage, la ligne de sang qui descendait du front jusqu'au cou : le rouge contre la peau blanche... Je pense beaucoup à ce contraste. Ça n'a pas été la dernière fois que je l'ai vu, provoqué.
Des années se sont écoulées, des victimes se sont empilées avant que quelqu'un se demande l'élément commun à tous ces incidents. Ce qui est surprenant ? C'est que c'est finalement ma mère qui m'a dénoncée. Je pense qu'après le quatrième homme que j'ai viré de la maison —par des moyens mystérieux—, elle a commencé à s'en douter. Si je n'avais pas été si fâchée avec le dernier, peut-être n'aurait-elle rien remarqué. Mais j'ai fait une erreur. Je suis restée trop longtemps devant la scène. J'ai admiré mon travail, j'ai savouré le moment et elle m'y a trouvée.
Je sais que la police va arriver bientôt. Je sais que j'ai encore le temps de m'enfuir. La porte est fermée à clé, mais ça ne m'a jamais retenue. Le problème, c'est que je ne veux pas. Je suis fatiguée. Mes démons m'ont abandonné il y a longtemps... quand j'avais quinze ans. Ils m'ont abandonné parce qu'ils n'étaient plus nécessaires. Je n'avais plus besoin d'eux pour faire ma volonté. Je me regarde dans le miroir et je les vois en moi.
Je sais que ma mère va arriver bientôt. Je regarde par la fenêtre, en l'attendant. Je me rappelle du jour où mon papa nous a laissé. Il ne m'a pas regardée. Peut-être parce qu'il était déjà mort. Qui peut regarder quand on n'a plus des yeux ? Maman l'avait menacé s'il continuait à la tromper. Il ne l'a pas cru.
Maman arrive, elle est accompagnée des policiers. Ils vont m'amener, je le sais. Mais maman ne sait pas que je connais aussi ses démons, je les ai vus. Si l'on m'emmène, ce ne sera pas toute seule. Cette fois-ci je ne vais pas parler dans le vide.
Maman entre dans la chambre et je sais qu'elle a peur de moi, c'est évident. Elle a peur parce que quand elle me voit, elle se voit aussi. Mes démons sont hérités. Ma folie, elle l'a eu en premier. Elle ne le sait pas, mais elle le saura bientôt : le jour où papa nous a laissé, j'étais là. J'ai tout vu. Et le contraste, celui auquel je pense ? Elle a été la première à me le montrer, quand elle a arraché les yeux de papa. Blanc contre rouge.
Si j'avais parlé, ce jour-là, sous le canapé du salon, est-ce que mon histoire aurait pu changer ou elle m'aurait tout simplement tué ?
Laissez-moi m'expliquer : d'un côté, ce sont ces mêmes démons qui m'ont accompagnée lorsque mes parents se disputaient du lever du soleil jusqu'au crépuscule. C'étaient leurs paroles qui éteignaient les discussions de l'autre côté de la porte, quand même les couvertures n'arrivaient pas à les étouffer. Ce sont eux qui étaient à mes côtés et m'embrassaient —un contact plus que physique, impossible à décrire— quand mon père est parti sans me regarder une seule fois. Quand maman est tombée dans une profonde dépression et qu'elle ne sortait pas de la chambre, ce sont eux qui m'ont appris à prendre soin de moi-même :
« Fais attention, tu vas te brûler ! ».
« N'oublie pas ton cahier ! ».
« Laisse tomber le couteau, ma chérie. Ça ne vaut pas la peine ».
Quand maman est sortie de ce stade de tracas —elle a ressuscité, on pourrait dire—, et elle m'a vue pour la première fois, elle a eu peur. Je l'ai remarqué : elle avait perdu mes années d'enfance et quand elle s'est réveillée je n'étais plus une fillette. Évidemment, à l'extérieur je n'avais pas beaucoup grandi. J'avais encore les traits d'une petite, mais le regard... Parfois, quand je me regarde au miroir, j'ai peur aussi. Mais comme ma mère ne voulait pas accepter sa culpabilité, sa disparition, elle a décidé de le nier. Et elle m'a embrassée, juste un peu, comme en disant : « Tu vois, je t'aime encore. Maintenant, vas-y, ne m'approche pas ».
J'ai obéis, parce que ça, j'ai bien appris à le faire. Je pensais qu'en faisant tout ce qu'on me demandait, ma famille resterait ensemble. Personne ne m'avait jamais dit que les enfants ont peu de pouvoir dans les affaires des grands.
Mais ces démons-là, ils m'ont appris d'autres choses. Ils m'ont dit, par exemple, que je fais bien d'être sage, mais que c'est mieux si je fais semblant. Au début, je n'ai pas compris. Comment faire semblant d'être sage ? C'était possible ? Ils me l'ont prouvé. Quand la petite Magali s'est cassé le bras, personne ne m'a pas signalée du doigt. Tout le monde a dit qu'elle est tombée toute seule. Quelle maladroite ! Quelques jours après, elle a changé de collège, elle ne pouvait même pas me regarder. Ensuite, quand Lucas a été amené à l'infirmerie parce qu'une crise d'allergie l'a complètement étouffé, tous ont accusé la prof, parce qu'elle était supposée savoir les aliments qu'il ne pouvait pas consommer. Personne n'a pas vu quand j'ai mis des amandes broyées dans son jus.
Ainsi, peu à peu, j'ai compris ce que les démons voulaient dire. Généralement, ils m'indiquaient quoi faire. Ils avaient plein d'idées. De drôles d'idées, en fait. Des choses que mon esprit terrestre, humain voire innocent, ne pouvait pas concevoir par soi-même. Est-ce que j'ai eu peur ? Parfois. Parfois mes actions me causaient des remords. Ils disparaissaient vite, je l'admets. Les gens auxquels je faisais du mal s'en allaient vite de ma vie. Donc, je ne voyais presque pas les conséquences. Peut-être que si quelqu'un était resté, j'aurais arrêté avant. On ne le saura jamais, bien sûr. Mais parfois je me demande comment les choses auraient changé.
Le destin est quelque chose de bizarre. Les nuits, quand il n'y avait personne réveillée dans le quartier, je sortais de la maison et je m'asseyais dans le jardin. Je regardais le ciel, je cherchais les étoiles. Elles ne se montraient jamais, la pollution était déjà si forte. Je regardais le ciel pendant des heures, jusqu'à ce que les rayons de soleil annoncent le nouveau jour à l'horizon. Je viens de me rendre compte : si j'avais dormi au lieu de regarder le ciel, est-ce que les démons auraient eu moins de pouvoir sur moi ? On dit que le sommeil est vital. La fatigue nous distrait, nous affaiblit, nous tue lentement. Vous voyez ? Plein d'éléments qui pourraient avoir changé cette histoire. Mais ce sont seulement de beaux souhaits, des désirs lointains...
Le moment de non-retour est venu peu après mes quinze ans. C'est là que j'ai compris que je ne pouvais plus dire non. Je n'avais plus de pouvoir de résistance. Je ne le voulais pas non plus, mais à ce stade-là, l'option a disparu. Comment ça s'est passé, vous vous demanderez. Bref, quand je me suis retrouvée dans un cercle de personnes regardant le corps juste au milieu de la rue, je l'ai su. Je me rappelle encore de sa position : le bras sous la poitrine, une jambe cassée, le genou dans une direction impossible, le pull déchiré. Quand je ferme les yeux, je peux voir encore le sac-à-dos ouvert à deux mètres, son contenu éparpillé sous la voiture qui venait de la renverser. Je suis restée là pendant quelques minutes, juste pour dissimuler, pour que ce ne soit pas évident : un criminel ne resterait pas dans le lieu du crime, n'est-ce pas ? J'ai profité pour regarder son visage, la ligne de sang qui descendait du front jusqu'au cou : le rouge contre la peau blanche... Je pense beaucoup à ce contraste. Ça n'a pas été la dernière fois que je l'ai vu, provoqué.
Des années se sont écoulées, des victimes se sont empilées avant que quelqu'un se demande l'élément commun à tous ces incidents. Ce qui est surprenant ? C'est que c'est finalement ma mère qui m'a dénoncée. Je pense qu'après le quatrième homme que j'ai viré de la maison —par des moyens mystérieux—, elle a commencé à s'en douter. Si je n'avais pas été si fâchée avec le dernier, peut-être n'aurait-elle rien remarqué. Mais j'ai fait une erreur. Je suis restée trop longtemps devant la scène. J'ai admiré mon travail, j'ai savouré le moment et elle m'y a trouvée.
Je sais que la police va arriver bientôt. Je sais que j'ai encore le temps de m'enfuir. La porte est fermée à clé, mais ça ne m'a jamais retenue. Le problème, c'est que je ne veux pas. Je suis fatiguée. Mes démons m'ont abandonné il y a longtemps... quand j'avais quinze ans. Ils m'ont abandonné parce qu'ils n'étaient plus nécessaires. Je n'avais plus besoin d'eux pour faire ma volonté. Je me regarde dans le miroir et je les vois en moi.
Je sais que ma mère va arriver bientôt. Je regarde par la fenêtre, en l'attendant. Je me rappelle du jour où mon papa nous a laissé. Il ne m'a pas regardée. Peut-être parce qu'il était déjà mort. Qui peut regarder quand on n'a plus des yeux ? Maman l'avait menacé s'il continuait à la tromper. Il ne l'a pas cru.
Maman arrive, elle est accompagnée des policiers. Ils vont m'amener, je le sais. Mais maman ne sait pas que je connais aussi ses démons, je les ai vus. Si l'on m'emmène, ce ne sera pas toute seule. Cette fois-ci je ne vais pas parler dans le vide.
Maman entre dans la chambre et je sais qu'elle a peur de moi, c'est évident. Elle a peur parce que quand elle me voit, elle se voit aussi. Mes démons sont hérités. Ma folie, elle l'a eu en premier. Elle ne le sait pas, mais elle le saura bientôt : le jour où papa nous a laissé, j'étais là. J'ai tout vu. Et le contraste, celui auquel je pense ? Elle a été la première à me le montrer, quand elle a arraché les yeux de papa. Blanc contre rouge.
Si j'avais parlé, ce jour-là, sous le canapé du salon, est-ce que mon histoire aurait pu changer ou elle m'aurait tout simplement tué ?