Nouvelles
4 min
Ecole Supérieure de Journalisme de Lille
Maman, je vois le sexe autrement
Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. C'est pourtant elle, la prostituée. Elle vend son corps depuis ses 16 ans. Chez elle, le sexe est mécanique. Dénué de sentiments. C'est un service qu'elle rend, elle dit même que c'est « un acte de charité pour certains corps qui ne sont jamais touchés. »
Pendant longtemps, je n'ai pas compris son métier. Je me souviens être tombée sur son carnet violet tamponné d'une phrase en anglais : « I'm a strong woman ». A l'intérieur, une liste de prénoms, tous masculins, écrits en vert ou en rouge. Le même code couleur que la maitresse utilisait pour noter mes devoirs. Plus tard seulement, elle m'a expliqué que le vert était pour les bons clients qui payent après chaque prestation. Le rouge, pour les violents.
J'ai d'abord trouvé que le sexe c'était drôle. J'aimais glisser mon doigt dans la première de couverture du guide du zizi sexuel de Titeuf pour former une « bite ». J'aimais les dessins des pages « tutos préservatifs ». C'étaient des schémas colorés de bouts de plastique multicolore vissés sur des pénis en érections. Le sexe c'était le jeu des adultes, et maman était une grande enfant qui n'avait jamais cessé de s'amuser.
Mais en classe, je voulais qu'on prenne au sérieux le travail de ma mère. J'ai commencé le premier exposé de ma vie en affirmant : « Les métiers du sexe sont vieux comme le monde. » Les gamins ont pouffé, mais la maitresse n'a pas bronché. Fière, j'ai fait défiler des photographies de la maison close de Pompéi : « Ces fresques sont issues du catalogue des prestations du bordel ». Ma conclusion : « Même il y a deux mille ans, on se prostituait ». J'ai eu 20. Maman était très fière.
J'ai appris l'histoire du sexe grâce à Michel Foucault. J'ai détesté lire qu'il puisse être cantonné à un devoir matrimonial. Dans un lieu précis : la chambre conjugale. A une date précise : après le mariage. Le sexe ne doit être régi par aucune norme, sinon celle du désir. J'aime le sexe caché mais pas bridé. J'aime qu'on ne parle de lui qu'en secret mais sans pudeur. J'aime que les paroles indécentes soient chuchotées.
« Ma petite pute » avec une claque, ça, c'est le sexe qu'aime maman avec ses clients. Bruyant. Cinglant. Je le préfère doux et poétique. Celui des amants qui font Le mur de Maupassant. Lorsque je me caresse, ses vers me reviennent en boucle, « Elle eut un pli léger de sa lèvre coquette Et me laissa venir comme un chasseur qui guette. »
J'ai passé des nuits à jouir de « Mr », le bouquin d'Emma Becker. Sept, parfois huit hommes, elle s'est écœurée à coup de pipes et de branlettes dans un bordel à Berlin. La journaliste est devenue une puissance érotique. J'ai appris que c'est parfois avec les moches qu'on prend son pied. En retrouvant sa vie d'avant, elle s'est sentie vivre. Sa tête a arrêté de penser, son corps s'est mis à s'exprimer.
Maman aurait préféré être vétérinaire, elle adore les animaux. La prostitution c'était pour se payer son héroïne. Ses parents n'ont rien dit, les camées prostituées ça ne fait pas sensation aux Mureaux où elle a grandi. Les premières fois, elle a beaucoup vomi avant que ça ne devienne une routine. Je sais qu'elle se sent encore comme une tapine premier prix alors qu'elle a l'air d'une bourgeoise. Avec son teint de porcelaine et ses boucles brunes, elle me fait penser à l'Olympia de Manet.
J'étais allongée sur le rocking chair qu'on avait installé sur le balcon de l'appartement. Le soleil me chatouillait la joue. Le livre de John Cleland « Fanny Hill : la fille de joie » était posé, debout, sur mon ventre. Les pages dessinaient une ombre sur mon tee-shirt. Maman s'est avancée, la noirceur de ses yeux ne présageait rien de bon. Elle a articulé calmement : « Tu es une obsédée sexuelle » Je suis restée muette face à la violence de cette affirmation. « Avec combien de mecs tu l'as fait ? » Je n'avais pas la réponse. Alors, elle a craché beaucoup de mots. Elle avait vu les boites glissées sous mon bureau, pas vraiment cachées. Dedans, des dizaines de romans qui ont formé ma culture sexuelle. Des centaines de magazines de femmes nues, certaines, boudeuses, les doigts dans les lèvres. D'autres, sérieuses, en levrette. Magnifique.
Maman n'a pas le goût de l'art. Je crois qu'elle aurait préféré tomber sur un journal intime dans lequel je racontais ma première fois. J'aurai dû laisser trainer un carnet avec écrit quelque chose du genre : « c'était l'un des plus beaux moments de ma vie. C'était avec Paul, nous deux c'est pour la vie ». Mais je ne suis ni dupe, ni prude. Je sais qu'elle a peur pour moi parce qu'on lui a violé sa virginité. Le Jacques avait 40 ans, ma mère n'était pas encore réglée. Ça a duré trois minutes. Il a levé sa jupe, lui a déchiré l'hymen et il est reparti en zippant sa braguette. Je ne sais pas si c'est vrai mais c'est ce qu'elle crie quand elle est bourrée.
« Avec combien de mecs tu l'as fait ? », cette question elle l'a répétée au moins cinq fois. Au pif, j'ai fini par dire trois. Je l'ai rassurée et je lui ai dit que Gustave, Kevin, et Paul-Henri avaient été charmants. Bien sûr que ce sont des histoires. L'idée de toucher une peau nue me dégoute. J'ai peur du mélange des odeurs, celles des salives et des muqueuses. Mon corps ne veut pas être pénétré. Je préfère les mots, ils ne sont ni intrusifs, ni maladroits.
Maman est la meilleure conteuse. Le mercredi soir, elle me lisait des histoires. L'album cartonné Moby Dick était mon préféré. Je n'ai pas compris le jour où elle a arrêté, elle m'a dit que j'étais trop grande pour les livres avec des images. Les premiers romans c'est effrayant avec toutes ces lignes noires. La passion pour la littérature érotique est venue plus tard, avec un recueil de poèmes de Verlaine qui trônait sur la pile de livres des toilettes. J'ai appris quelques strophes par cœur. J'ai aimé comment il parlait des formes et des rondeurs.
J'aime le sexe mais je suis différente de ma mère. A 16 ans, elle a fait de son corps son outil de travail. A 16 ans, je n'ai jamais fait l'amour, ni même enveloppé un corps dénudé, ni même fourré ma langue dans une cavité humide. Je suis vierge de toute expérience sexuelle. Je préfère que le sexe reste un mythe. J'ai peur que ça ne soit pas comme dans les livres.
Pendant longtemps, je n'ai pas compris son métier. Je me souviens être tombée sur son carnet violet tamponné d'une phrase en anglais : « I'm a strong woman ». A l'intérieur, une liste de prénoms, tous masculins, écrits en vert ou en rouge. Le même code couleur que la maitresse utilisait pour noter mes devoirs. Plus tard seulement, elle m'a expliqué que le vert était pour les bons clients qui payent après chaque prestation. Le rouge, pour les violents.
J'ai d'abord trouvé que le sexe c'était drôle. J'aimais glisser mon doigt dans la première de couverture du guide du zizi sexuel de Titeuf pour former une « bite ». J'aimais les dessins des pages « tutos préservatifs ». C'étaient des schémas colorés de bouts de plastique multicolore vissés sur des pénis en érections. Le sexe c'était le jeu des adultes, et maman était une grande enfant qui n'avait jamais cessé de s'amuser.
Mais en classe, je voulais qu'on prenne au sérieux le travail de ma mère. J'ai commencé le premier exposé de ma vie en affirmant : « Les métiers du sexe sont vieux comme le monde. » Les gamins ont pouffé, mais la maitresse n'a pas bronché. Fière, j'ai fait défiler des photographies de la maison close de Pompéi : « Ces fresques sont issues du catalogue des prestations du bordel ». Ma conclusion : « Même il y a deux mille ans, on se prostituait ». J'ai eu 20. Maman était très fière.
J'ai appris l'histoire du sexe grâce à Michel Foucault. J'ai détesté lire qu'il puisse être cantonné à un devoir matrimonial. Dans un lieu précis : la chambre conjugale. A une date précise : après le mariage. Le sexe ne doit être régi par aucune norme, sinon celle du désir. J'aime le sexe caché mais pas bridé. J'aime qu'on ne parle de lui qu'en secret mais sans pudeur. J'aime que les paroles indécentes soient chuchotées.
« Ma petite pute » avec une claque, ça, c'est le sexe qu'aime maman avec ses clients. Bruyant. Cinglant. Je le préfère doux et poétique. Celui des amants qui font Le mur de Maupassant. Lorsque je me caresse, ses vers me reviennent en boucle, « Elle eut un pli léger de sa lèvre coquette Et me laissa venir comme un chasseur qui guette. »
J'ai passé des nuits à jouir de « Mr », le bouquin d'Emma Becker. Sept, parfois huit hommes, elle s'est écœurée à coup de pipes et de branlettes dans un bordel à Berlin. La journaliste est devenue une puissance érotique. J'ai appris que c'est parfois avec les moches qu'on prend son pied. En retrouvant sa vie d'avant, elle s'est sentie vivre. Sa tête a arrêté de penser, son corps s'est mis à s'exprimer.
Maman aurait préféré être vétérinaire, elle adore les animaux. La prostitution c'était pour se payer son héroïne. Ses parents n'ont rien dit, les camées prostituées ça ne fait pas sensation aux Mureaux où elle a grandi. Les premières fois, elle a beaucoup vomi avant que ça ne devienne une routine. Je sais qu'elle se sent encore comme une tapine premier prix alors qu'elle a l'air d'une bourgeoise. Avec son teint de porcelaine et ses boucles brunes, elle me fait penser à l'Olympia de Manet.
J'étais allongée sur le rocking chair qu'on avait installé sur le balcon de l'appartement. Le soleil me chatouillait la joue. Le livre de John Cleland « Fanny Hill : la fille de joie » était posé, debout, sur mon ventre. Les pages dessinaient une ombre sur mon tee-shirt. Maman s'est avancée, la noirceur de ses yeux ne présageait rien de bon. Elle a articulé calmement : « Tu es une obsédée sexuelle » Je suis restée muette face à la violence de cette affirmation. « Avec combien de mecs tu l'as fait ? » Je n'avais pas la réponse. Alors, elle a craché beaucoup de mots. Elle avait vu les boites glissées sous mon bureau, pas vraiment cachées. Dedans, des dizaines de romans qui ont formé ma culture sexuelle. Des centaines de magazines de femmes nues, certaines, boudeuses, les doigts dans les lèvres. D'autres, sérieuses, en levrette. Magnifique.
Maman n'a pas le goût de l'art. Je crois qu'elle aurait préféré tomber sur un journal intime dans lequel je racontais ma première fois. J'aurai dû laisser trainer un carnet avec écrit quelque chose du genre : « c'était l'un des plus beaux moments de ma vie. C'était avec Paul, nous deux c'est pour la vie ». Mais je ne suis ni dupe, ni prude. Je sais qu'elle a peur pour moi parce qu'on lui a violé sa virginité. Le Jacques avait 40 ans, ma mère n'était pas encore réglée. Ça a duré trois minutes. Il a levé sa jupe, lui a déchiré l'hymen et il est reparti en zippant sa braguette. Je ne sais pas si c'est vrai mais c'est ce qu'elle crie quand elle est bourrée.
« Avec combien de mecs tu l'as fait ? », cette question elle l'a répétée au moins cinq fois. Au pif, j'ai fini par dire trois. Je l'ai rassurée et je lui ai dit que Gustave, Kevin, et Paul-Henri avaient été charmants. Bien sûr que ce sont des histoires. L'idée de toucher une peau nue me dégoute. J'ai peur du mélange des odeurs, celles des salives et des muqueuses. Mon corps ne veut pas être pénétré. Je préfère les mots, ils ne sont ni intrusifs, ni maladroits.
Maman est la meilleure conteuse. Le mercredi soir, elle me lisait des histoires. L'album cartonné Moby Dick était mon préféré. Je n'ai pas compris le jour où elle a arrêté, elle m'a dit que j'étais trop grande pour les livres avec des images. Les premiers romans c'est effrayant avec toutes ces lignes noires. La passion pour la littérature érotique est venue plus tard, avec un recueil de poèmes de Verlaine qui trônait sur la pile de livres des toilettes. J'ai appris quelques strophes par cœur. J'ai aimé comment il parlait des formes et des rondeurs.
J'aime le sexe mais je suis différente de ma mère. A 16 ans, elle a fait de son corps son outil de travail. A 16 ans, je n'ai jamais fait l'amour, ni même enveloppé un corps dénudé, ni même fourré ma langue dans une cavité humide. Je suis vierge de toute expérience sexuelle. Je préfère que le sexe reste un mythe. J'ai peur que ça ne soit pas comme dans les livres.