« Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. » J'ai toujours abrité en moi une planète entière dont elle ne pouvait deviner l'activité qu'en regardant subrepticement dans mes yeux, comme on essaierait de deviner la vie d'un foyer à travers un trou de serrure. Elle ne pouvait distinguer que des formes, des ombres qui se déplaçaient dans des pièces invisibles, des lueurs dont elle ne percevait pas la source, et des éclairs inexplicables. Sans raison, ma pupille bondissait dans son orbite, comme une bille que l'on laisse échapper et qui rebondit bruyamment sur le carrelage, la droite dansant un balai désordonné et asymétrique avec la gauche. Cela ne durait que quelques secondes, mais rien n'échappait à son œil aiguisé. Son regard se posait sur moi, m'effleurait à peine, si bien que je ne le sentais pas. Elle était postée derrière une vitre sans tain, comme seules savent le faire les mères qui observent leur enfant à la dérobée, pour voir un peu quelle créature elles ont mis au monde. Il me semblait qu'elle enviait les habitants de cette planète intérieure, et qu'elle leur adressait une question muette : « Vous avez la chance de la voir dans le monde. Comment est-elle ? ». Pour une mère, toute bribe est bonne à glaner. Elle est chérie en silence et déposée délicatement avec tous les dessins, les petits mots colorés truffés de fautes et les cadeaux maladroitement confectionnés, dans cet écrin qui porte notre nom, nous l'enfant reine, l'enfant souveraine. L'agitation derrière mes yeux était de ces bribes qui l'inquiétaient, lui faisait douter de ma normalité. Je réagissais à la vie mouvementée de mon monde intérieur, aveugle et sourde au dehors. J'étais une part d'elle-même qui lui échappait, perdue dans des rêveries diurnes qui demandaient toute ma concentration pour être tangibles. La moindre distraction et l'illusion se dissipait, comme des bulles qui éclatent quand on tente de les attraper. Parfois, je dansais avec un partenaire créé de toutes pièces, un hologramme de mes fantasmes, de ce qui aurait pu être mais ne sera jamais, car enfermé dans la tour sans fin de mon imagination. J'esquissais des pas de danse, fredonnant une mélodie inaudible ; tout ce que voyait ma mère, c'était sa fille, qui se balançait seule, un sourire énigmatique sur le visage. L'illusion était pour moi une double vie.
Cher lecteur - et chère mère -, laissez-moi vous présenter mon espèce. Nous sommes des êtres de verre, et comme tous les êtres de verre, nous sommes des bâtisseurs. Il nous arrive de prêter nos talents à d'autres âmes abîmées, ébranlées, désemparées devant les débris éparpillés de leur être, mais notre propre constitution nous donne suffisamment de verre à souffler. D'où je viens, la matière qui constitue l'être est infiniment fragile. Le moindre bouleversement a l'effet d'une catastrophe naturelle à l'intérieur. Tout est à reconstruire, une tâche loin d'être aisée. Elle requiert le savoir-faire et la délicatesse d'un artisan, et la détermination existentielle d'un Sisyphe poussant son rocher. Nous passons notre temps à échafauder des chantiers avec des bâtons d'allumettes, que le vent du changement menace de disperser à la première occasion. Comme tout ouvrage délicat qui s'expose aux intempéries, nous devons retourner régulièrement à l'atelier qui nous a conçus pour être réparés. Nous façonnons des êtres opérationnels, fonctionnels, prêts à l'emploi. Mais une terrible contradiction se cache au cœur de notre œuvre : notre vie oscille entre construction et destruction de notre égo. Nous le bâtissons et le démolissons à coups de pieds rageurs à chaque fois qu'il nous déçoit, qu'il perd un combat dans l'arène que nous appelons société. L'avantage de notre condition, c'est que l'on ne s'ennuie pas. Une perte d'équilibre causée par la malice d'un inoffensif plaisantin, par la nouveauté intimidante d'un décor banal, et c'est le retour à la case départ. Nous avons beau remettre en place les pièces de notre confiance volée en éclats, nous voilà usés et les réparations finissent par être apparentes.
L'adaptation aux usages de notre planète d'accueil est difficile. Voyez-vous, ici-bas les choses sont si rapides et nous sommes des êtres si lents à apprivoiser. Pour toucher un être de verre, il faut se cogner à un mur de pudeur et de retrait que l'on méprend pour de la méfiance et du dédain, redoubler de patience et d'intérêt, pour pénétrer dans son antre pourtant accueillant, coloré et fantasque. Ici-bas, la cadence des rencontres est tout autre. Les premiers instants sont décisifs, les premières impressions indélébiles. Les étiquettes que l'on retrouve collées sur notre front s'apparentent à ce sparadrap de malheur qui adhère aux doigts malgré nos tentatives agacées pour l'en déloger. Elles sont irritantes ces étiquettes pour les êtres de verre car leur intitulé est souvent erroné. Ce n'est pas le plus grave car nous savons bien que l'erreur est courante ici. Le comble de la frustration c'est que l'étiquette nous assigne un soi qui nous fait horreur. Prenez votre plus grande peur et voyez là collée sur votre front, admettez que c'est fâcheux. Voici les infamies que l'on peut y lire : timide, introverti, renfermé, ennuyeux, peureux, taciturne, silencieux, en un mot la pire compagnie qui soit, même pour soi-même. Ici, les autres ont un pouvoir paralysant sur les sois de verre. Du haut de leurs êtres écrasants d'assurance, ils nous immobilisent et nous voilà incapables du naturel. Être soi-même devient une tâche impossible, notre personnalité est engluée dans des sables mouvants. Plus d'autre choix que d'ordonner la retraite. Qui choisirait, s'il pouvait faire autrement, de se retenir d'être drôle, intéressant, audacieux, séduisant, aimé ? L'être de verre s'adapte mal à cet environnement si fort, si froid, si hostile.
Cher lecteur, comprenez-vous maintenant pourquoi nous préférons rester au chaud dans notre planète, nimbée des rayons doux et chauds d'un soleil qui brûle au fond de notre âme, où nous sommes la meilleure version de nous-mêmes ? Je suis une extra-terrestre et la planète d'où je viens est en moi. Je la contiens. Peut-être sommes-nous nées en même temps, peut-être sommes-nous indissociables, car après tout, qui pourrait parler de ses lois et de ses paysages sans moi pour l'habiter ? Et sans terre sur laquelle me poser, ne serais-je pas qu'un amas de verre, de sueur et de larmes incongrues, condamné à errer dans l'espace ?
A l'origine de ma planète se cache un lourd secret. Aucune forêt magique, aucun coucher de soleil multicolore, aucune danse dans les airs avec un prince imaginaire n'apaisera mon être strié de fêlures. La retraite n'est ni la victoire ni la défaite mais l'absence, la négation de toute action. Non seulement fragile, le verre est aussi transparent. Le regard des autres nous traverse, et telle est notre tragédie. Nous crions de notre voix qui ne porte pas, pas une tête ne se retourne. Lorsqu'une étoile filante fend le ciel, plafond de notre univers isolé, nous formulons toujours le même souhait : accrocher le regard d'un être d'ici-bas. Je suis une extra-terrestre, mais ma mère est terrienne et son amour lui rend la vue. Quand mes yeux reviennent à la réalité et croisent son regard, je sais que c'est que c'est lui qui m'a rappelée à la vie. Cet amour est le socle fondateur sur lequel je bâtis, inlassablement, le fragile édifice du soi.
J'ouvre la fenêtre. Une odeur de soufre empoisonne l'air aujourd'hui. Mon monde part en fumée. Ces traînées blanches sont-elles des volutes ou des nuages ? Elles s'étirent mais ne forment aucun coussin moutonneux sorti tout droit d'un tableau religieux, dans lequel on croirait discerner des créatures fantastiques. Ce n'est que de la dentelle abîmée, effilée, fragile, qui semble à peine tenir dans le ciel. Elle pourrait me tomber dessus comme on essuierait des débris délicats après la violence d'une explosion. Au travail à présent, tout est à reconstruire...
Cher lecteur - et chère mère -, laissez-moi vous présenter mon espèce. Nous sommes des êtres de verre, et comme tous les êtres de verre, nous sommes des bâtisseurs. Il nous arrive de prêter nos talents à d'autres âmes abîmées, ébranlées, désemparées devant les débris éparpillés de leur être, mais notre propre constitution nous donne suffisamment de verre à souffler. D'où je viens, la matière qui constitue l'être est infiniment fragile. Le moindre bouleversement a l'effet d'une catastrophe naturelle à l'intérieur. Tout est à reconstruire, une tâche loin d'être aisée. Elle requiert le savoir-faire et la délicatesse d'un artisan, et la détermination existentielle d'un Sisyphe poussant son rocher. Nous passons notre temps à échafauder des chantiers avec des bâtons d'allumettes, que le vent du changement menace de disperser à la première occasion. Comme tout ouvrage délicat qui s'expose aux intempéries, nous devons retourner régulièrement à l'atelier qui nous a conçus pour être réparés. Nous façonnons des êtres opérationnels, fonctionnels, prêts à l'emploi. Mais une terrible contradiction se cache au cœur de notre œuvre : notre vie oscille entre construction et destruction de notre égo. Nous le bâtissons et le démolissons à coups de pieds rageurs à chaque fois qu'il nous déçoit, qu'il perd un combat dans l'arène que nous appelons société. L'avantage de notre condition, c'est que l'on ne s'ennuie pas. Une perte d'équilibre causée par la malice d'un inoffensif plaisantin, par la nouveauté intimidante d'un décor banal, et c'est le retour à la case départ. Nous avons beau remettre en place les pièces de notre confiance volée en éclats, nous voilà usés et les réparations finissent par être apparentes.
L'adaptation aux usages de notre planète d'accueil est difficile. Voyez-vous, ici-bas les choses sont si rapides et nous sommes des êtres si lents à apprivoiser. Pour toucher un être de verre, il faut se cogner à un mur de pudeur et de retrait que l'on méprend pour de la méfiance et du dédain, redoubler de patience et d'intérêt, pour pénétrer dans son antre pourtant accueillant, coloré et fantasque. Ici-bas, la cadence des rencontres est tout autre. Les premiers instants sont décisifs, les premières impressions indélébiles. Les étiquettes que l'on retrouve collées sur notre front s'apparentent à ce sparadrap de malheur qui adhère aux doigts malgré nos tentatives agacées pour l'en déloger. Elles sont irritantes ces étiquettes pour les êtres de verre car leur intitulé est souvent erroné. Ce n'est pas le plus grave car nous savons bien que l'erreur est courante ici. Le comble de la frustration c'est que l'étiquette nous assigne un soi qui nous fait horreur. Prenez votre plus grande peur et voyez là collée sur votre front, admettez que c'est fâcheux. Voici les infamies que l'on peut y lire : timide, introverti, renfermé, ennuyeux, peureux, taciturne, silencieux, en un mot la pire compagnie qui soit, même pour soi-même. Ici, les autres ont un pouvoir paralysant sur les sois de verre. Du haut de leurs êtres écrasants d'assurance, ils nous immobilisent et nous voilà incapables du naturel. Être soi-même devient une tâche impossible, notre personnalité est engluée dans des sables mouvants. Plus d'autre choix que d'ordonner la retraite. Qui choisirait, s'il pouvait faire autrement, de se retenir d'être drôle, intéressant, audacieux, séduisant, aimé ? L'être de verre s'adapte mal à cet environnement si fort, si froid, si hostile.
Cher lecteur, comprenez-vous maintenant pourquoi nous préférons rester au chaud dans notre planète, nimbée des rayons doux et chauds d'un soleil qui brûle au fond de notre âme, où nous sommes la meilleure version de nous-mêmes ? Je suis une extra-terrestre et la planète d'où je viens est en moi. Je la contiens. Peut-être sommes-nous nées en même temps, peut-être sommes-nous indissociables, car après tout, qui pourrait parler de ses lois et de ses paysages sans moi pour l'habiter ? Et sans terre sur laquelle me poser, ne serais-je pas qu'un amas de verre, de sueur et de larmes incongrues, condamné à errer dans l'espace ?
A l'origine de ma planète se cache un lourd secret. Aucune forêt magique, aucun coucher de soleil multicolore, aucune danse dans les airs avec un prince imaginaire n'apaisera mon être strié de fêlures. La retraite n'est ni la victoire ni la défaite mais l'absence, la négation de toute action. Non seulement fragile, le verre est aussi transparent. Le regard des autres nous traverse, et telle est notre tragédie. Nous crions de notre voix qui ne porte pas, pas une tête ne se retourne. Lorsqu'une étoile filante fend le ciel, plafond de notre univers isolé, nous formulons toujours le même souhait : accrocher le regard d'un être d'ici-bas. Je suis une extra-terrestre, mais ma mère est terrienne et son amour lui rend la vue. Quand mes yeux reviennent à la réalité et croisent son regard, je sais que c'est que c'est lui qui m'a rappelée à la vie. Cet amour est le socle fondateur sur lequel je bâtis, inlassablement, le fragile édifice du soi.
J'ouvre la fenêtre. Une odeur de soufre empoisonne l'air aujourd'hui. Mon monde part en fumée. Ces traînées blanches sont-elles des volutes ou des nuages ? Elles s'étirent mais ne forment aucun coussin moutonneux sorti tout droit d'un tableau religieux, dans lequel on croirait discerner des créatures fantastiques. Ce n'est que de la dentelle abîmée, effilée, fragile, qui semble à peine tenir dans le ciel. Elle pourrait me tomber dessus comme on essuierait des débris délicats après la violence d'une explosion. Au travail à présent, tout est à reconstruire...