Le salaire du pauvre

Jeune étudiant tchadien en journalisme à l'École Supérieure des Sciences et Techniques de l'Information et de la Communication (ESSTIC) à Yaoundé. J'écris des poèmes, nouvelles etc. J'adore ... [+]

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« Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'on fait tous les autres, mais je ne vous appellerai pas maître. » S'exclame Madjilem. Dans ses lieux de service, elle subissait des maltraitances. Pour son nouveau maître, elle n'était qu'une esclave. Le plus souvent, Madjilem était torturée pour rien. Pour elle, appeler son employeur maître serait du blasphème. Car selon les valeurs religieuses que ses parents lui ont inculquées, seul Dieu est digne d'être appelé maître. Son refus catégorique la conduirait probablement à la mort.
Depuis quelques années, Bado connaît un phénomène dont elle n'a pas le privilège, c'est le théâtre d'une arrivée massive des jeunes du village. Ils sont armés d'une forte conviction indéniable, celle de réussir dans cette ville en espérant trouver des opportunités plus accessibles que dans leurs provinces. Ils y exerçaient de petits boulots tels celui de domestiques ou de vendeurs ambulants. Parmi ces jeunes, hommes, femmes, la présence des mineurs est considérable. Dans cette capitale ou ces derniers veinaient « se chercher », on les appelait « les fonctionnaires de la rue 40 ». Cette appellation est une expression qui fait référence à la rue de 40 mètres (de large), principal axe traversant les quartiers nord de la capitale, là où résidaient les foyers les plus aisés dans lesquels une bonne partie de ces jeunes y étaient employés. Ils parcouraient de longues distances entre leur logement et leur lieu de travail. Le plus souvent, on les observait par grappe de cinq, sept ou huit personnes, longer les routes vers les lieux où ils travaillaient. Dans la journée, certains jeunes hommes arpentaient les rues en proposant les services et articles suivants : nettoyage de chaussures, cordonnerie, fournitures scolaires etc. Ils habitaient dans les banlieues de la capitale.
Les jeunes filles employées dans les foyers aisés des quartiers nord de ladite capitale accomplissaient des besognes dans les maisons en échange d'un petit salaire très inférieur au minimum. Elles subissaient fréquemment les maltraitances et des abus sexuels. Parmi elles, certaines logeaient chez leur employeur et le dimanche leur était octroyé. Elles pouvaient ainsi aller retrouver leurs camarades et se détendre après six jours de dur labeur.
Madjilem est la cousine de Rimgoto. Elle est une belle, de beauté remarquable. Elle est aussi calme, travailleuse, posée et toujours souriante. La jeune fille est âgée de 16 ans, dotée d'une taille moyenne et d'une peau brune. Elle est venue à Boda pour se chercher, gagner de l'argent, acheter les médicaments à sa mère asthmatique et économiser pour aller s'inscrire à l'école. Mais pour avoir refusé d'appeler son employeur maître, Madjilem subit des supplices.
- Toutes les filles qui ont travaillé dans ma maison m'appelaient maître. C'est une obligation. Tu n'es qu'à une semaine et demie de travail. Tu dois m'appeler maître ! martela l'employeur.
- Il est vrai que vous êtes aux anges. Mais je ne vous appellerai jamais maître. Répondit Madjilem.
- Je réalise que tu ne veux pas te soumettre à mes exigences. Dès la semaine prochaine, je saurais comment te dresser, villageoise. Reprit l'employeur.
- Vous pouvez m'intimider et me taper comme l'ont fait des autres, mais je resterais sur ma décision. Rétorqua l'autre.
Etant habituée aux intimidations de ses ex-employeurs, elle ne savait pas ce qui l'attendait. Le nouvel employeur payait bien ses employés, mais il était sadique. Son exigence pour l'appellation « maître » restait de rigueur pour tous ceux qui travaillaient chez lui. Pour la santé de sa maman et ses études, elle entrevit quitter son nouvel emploi de domestique à la fin du mois.
Les abus sexuels sont intermittents dans les âtres aisés. Dans la capitale, les jeunes filles venues à la quête permanente de l'argent perdaient leur dignité. Certaines y ont perdu la vie dans ces actes ignobles. Ce fut le cas de Madjilem, qui après deux semaines de travail, son employeur la viola à l'insu de sa femme. En voulant résister, ce dernier la frappa, et la blessa à la tête. Devenue inconsciente, il abusa d'elle. Madjilem perdit sa dignité, sa virginité ainsi que sa vie.
Quand la fille était morte, l'employeur prit le corps sans vie le plaça au balcon et le poussa. Ce fut un samedi soir. Le jour où les camarades de Madjilem venaient la chercher pour rentrer ensemble à Kamndah.
Dès leur entrée dans la cour dudit employeur, elles trouvèrent le corps de Madjilem sans vie au sol. Elles s'écrièrent et pleuraient à chaude larme. Le patron sortit avec arme à la main et dit : « Ne pleurez pas ici. Elle était tombée du haut de ce balcon. Alors, prenez le cadavre et sortez de chez moi. » Ces filles ne savaient quoi faire. L'une d'elle sortit son cellulaire, appela son cousin, et l'informa. Ayant entendu des pleurs, certains jeunes hommes qui travaillaient aux alentours coururent vers le domicile de l'employeur cruel. Ces derniers vinrent une fille allongée à même le sol, ses habits étaient maculés de son propre sang. Ils s'arrangèrent à amener le corps à la morgue.
Devant cette situation atroce, Dénérame, la camarade de Madjilem n'arrivait pas à faire face à Rimgoto, le cousin de la défunte. Elle s'en voulait et quand il lui parla, cette dernière restait muette. Car c'est elle qui avait trouvé la tâche de domestique à la défunte.
- Je ne t'en veux pas du tout. Tu as fait du bien à ma cousine dans l'objectif d'apporter de l'aide à sa maman, mais la vie en a voulu autrement. Lui dit Rimgoto. Ce n'était ni un premier cas ni un dernier. Parfois, certains « fonctionnaires de la rue 40 » sont portés disparus. Et leurs employeurs ne donnaient pas des informations les concernant à leurs proches.
- Je sais mais je m'en veux et pour toute ma vie, je ne me pardonnerai pas du fait que je n'ai pas pris soin de ta cousine. Rétorqua Dénérame en sanglotant.
- Pourquoi dis-tu de telles choses ? demanda Rimgoto très ému.
Dénérame essuya ses larmes. Elle reprit :
- Mes camarades me disaient que le patron de Madjilem était méchant. Mais je croyais que c'était de la jalousie pour ne pas qu'elle puisse gagner rapidement de l'argent pour acheter les produits de sa maman et trouver de quoi aller s'inscrire à l'école en début d'année.
Rimgoto se troubla devant la justesse de cette argutie. Il répondit : « On ne peut la ramener à la vie. Tu avais épaulé ma cousine. Mais le destin avait décidé autrement. »
Suite à plusieurs concertations, les jeunes « fonctionnaires de la rue 40 » décidaient d'informer la mère de Madjilem que sa fille avait perdu la vie dans la maison de son employeur. Furieuse de ce qui était arrivé à sa fille, elle demanda que le corps de son enfant puisse être amené au village.
Quelques jours après, Rimgoto et ses amis avaient cotisé de l'argent pour l'achat d'un cercueil. Dénérame n'a pas cessé d'apporter son soutien moral et financier à Rimgoto. La somme n'atteignait pas le niveau minimum pour amener le corps au village. Cependant, ils décidèrent d'organiser les funérailles avec les moyens dont ils disposaient. Le niveau social et économique de ces jeunes était défavorable. Et ils ne parvenaient pas à faire venir la mère de leur camarade. Rimgoto et ses compagnons louaient un pick-up pour aller prendre le corps sans vie afin d'amener au cimetière Mbillare pour l'enterrement. Rimgoto et ses camarades inhumèrent Madjilem. Le lendemain matin, sa mère fut retrouvée morte dans sa chambre.
Les « Fonctionnaires de la rue 40 » n'avaient pas les moyens de poursuivre le patron de Madjilem en justice. Il leur était reproché de quitter les villages par paresse, pour fuir la pénibilité des travaux des champs et de se laisser abuser par le mirage d'une vie facile à Bado. Dans cette ville le rêve d'une vie chapeautée d'apothéose pour les jeunes du village était le moteur de l'exil, l'endurance dans les épreuves et la constance face aux revers de fortune étaient le carburant de l'appareil volant vers la réussite.