le pays des identités dévoilées

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère c'est comme si j'étais un extraterrestre. J'étais la seule personne dans mon pays à porter deux noms de famille de façon alternée. ‘Honnête' fut mon premier nom de famille comme tous les autres membres de ma famille mais moi j'alternais entre ‘Malhonnête' et ‘Honnête' selon les circonstances. Alors comment est-ce possible ? Il s'avère que mon pays est celui des identités dévoilées. Le nom de famille correspond à un nom qui résume la personnalité profonde d'une personne. Toute personne y vivant est capable de savoir le nom de famille de son prochain rien qu'à la vue. Et personne ne peut voiler son identité ou bien se cacher derrière un faux semblant. Peut-être devrait-on appeler cela le nom d'identité, l'appellation nom de famille provenant de mes hyper grands-parents chez qui cela était de coutume.
C'est ainsi depuis ma naissance. Rien ne scandalisait plus que deux personnes de la même identité soient ensemble. En effet, le bon reconnait les bons comme lui, et collabore avec eux, l'injuste collabore avec les gens de son univers. Cela ne se passait pas ainsi pour mes hyper grands-parents. Auparavant, les gens avaient plutôt leurs identités cachées de telle sorte que le nom de famille ne signifiait rien concernant la personnalité profonde d'un individu lambda.
C'est bien pour cela que le boulot le plus tranquille qui existe aujourd'hui est celui du juge car tout le monde pouvait jouer cette fonction. En effet on voyait le voleur tout en sachant que c'est lui le voleur sans aucun jugement. Quant au fait qu'il soit puni ou pas, cela est une autre histoire. Ça dépend de la norme du pays, si ce pays est juste ou injuste.
Chez nous l'injustice est claire et la justice est claire. Prend le dessus celui des deux qui a le plus de moutons. Chez nous c'est bel et bien l'injustice qui triomphe avec un taux net de 75%. Il n'y'a pas besoin d'élections comme le faisaient nos hyper grands-parents. Auparavant un président pouvait faire des promesses de grande envergure pour prouver effectivement qu'il est le plus honnête à occuper ce poste. Cela se passait ainsi. Aujourd'hui le président du pays injuste est le plus injuste du pays tout comme le président du pays juste est le plus juste du pays. On se connait et on n'a rien à prouver. C'est le pays des identités dévoilées.
Je signale au passage que les petits honnêtes étaient exterminés, détruits, opprimés bien comme il faut. C'est le pays de l'injustice. C'est bien pour cela que j'alternais afin de recevoir de temps en temps les avantages que recevaient les injustes. Mais mon cas était tellement étrange. La complexité de mon cas fut la source d'une profonde désapprobation de la part des autorités. En effet, personne ne jonglait comme moi avec deux noms de famille alternées et cela a eu pour conséquence de donner un peu de boulot aux juges qui ont jugé nécessaire de me mettre en prison. Il n'était plus question de laisser émerger un soi-disant révolutionnaire qui contaminerait les gens par son alternance dans le nom de famille. Soit tu es noir, soit tu es blanc point barre.
Au final il fut prescrit contre moi une peine me dévalorisant au pire niveau. A force de jouer sur plusieurs tableaux, je me suis finalement brûlé. Le visage de ma mère profondément attristée en me voyant rentrer en prison me brise le cœur. Effectivement cette fabuleuse personne est restée «Honnête» malgré l'oppression des injustes et aurait bien aimé que je la suive. Mais je n'en fais qu'à ma tête.
Ce que j'aurais bien aimé vivre au passé ! Au passé les gens avaient l'habitude d'avoir une multiple identité. Ce qui leur permettait d'avoir une vie splendide malgré les accrocs. De nos jours ce n'est plus le cas. Franchement ce n'est pas la peine.
Une fois rentré en prison, j'avais comme compagnon est un vieil homme, certainement sage. Je voyais en lui le nom de famille « Sage ».
Je lui racontais ma mésaventure qui m'a conduit à prendre le chemin de la prison. Je lui faisais part de mon envie brûlante de faire partie des générations de mes hyper grands-parents. Il me dit un truc qui fait partie du lexique des sages à mon humble avis. Pourquoi pas ! Celui-ci me dit : « mon petit, les gens du passé vivaient dans le faux. Arborer plusieurs visages ne les a pas empêchés de disparaître pour nous laisser la terre comme héritage. Cela est la pire voie à prendre. »
Et moi de lui dire : « Mais moi à ma connaissance, je n'ai que trop rarement vu des personnes trop honnêtes bien vivre. »
Il me rétorque en disant : « tu veux ressembler à ces gens du passé mais dis-moi on se souvient de qui aujourd'hui ? On se souvient de ces gens-là qui ont lutté pour la justice, de ces gens-là qui sont allés à contre-courant . Moi on m'a capturé parce que j'étais de ceux qui s'élevaient contre l'injustice. Notre pays étant dominé comme il est... Dis toi bien qu'on se souvient des personnes qui ont marqué la terre de leur empreinte. Malgré leur mort, leurs œuvres nous rappellent ce qu'ils ont fait. C'est comme s'ils étaient encore vivants. »
Je lui répondais alors pour poursuivre même si je n'étais pas trop intéressé: « vous pouvez me donner des exemples de ces personnes là ? A l'école, on ne nous donnait pas d'exemple pour qu'on ne prenne pas exemple sur eux. Plutôt on nous donnait une vue globale sur ces gens-là avec la description la plus répugnante possible. »
Mon compagnon me dit par la suite : « Contrairement à toi, je me rappelle de personnes vaillamment éprises de justice alors que la défaite leur était promise. Tu vois, il y'a une personne qui s'appelait Nelson Mandela. La défaite, la déchéance lui étaient promises alors qu'il s'élevait contre un système qui oppressait les noirs de son pays. Il a passé finalement 27 ans en prison à cause de cela. La détermination dont il a fait preuve a fait complètement changé les mentalités chez lui ainsi que dans plusieurs régions du monde. Il avait fondé un parti, l'ANC... ». J'écoutais alors absorbé, l'histoire de cet homme chez qui je retiens qu'il n'avait qu'un seul visage alors que je pensais que tous les gens du passé avaient plusieurs visages. Il me racontait l'histoire de plein d'autres hommes tels que le judoka Mohamed Rashwan, qui aurait pu gagner une finale en visant la jambe droite de son adversaire blessé, mais qui a refusé de le faire et qui a même perdu pour suivre son éthique. Toutes ces personnes-là, alors que la défaite leur était promise comme elles avaient voulu suivre le chemin de l'éthique ont finalement connu un succès retentissant.
Quelques jours passés avec lui m'ont changé. Mon compagnon me dit par la suite : « je commence à voir en toi des ondes positives. Depuis quelques temps, je vois juste un seul nom de famille en toi. C'est bien. »
En effet, bien que mon séjour en prison soient toujours d'actualité, j'étais sorti de la prison intellectuelle dans laquelle j'étais. Je n'étais plus un faux type, mais bien un vrai type dans le vrai et non dans le faux. J'espère rendre ma mère fière de moi en prenant ce chemin.