La victoire et la mort

Le match a été sans véritable saveur jusque-là. Les deux équipes se sont tout d'abord jaugé, puis ont tenté chacune tour à tour des tentatives dans le terrain de l'adversaire, toutes vouées à l'échec. L'enjeu est d'importance, ce qui paralyse les attaquants et galvanise les défenseurs. À la mi-temps, tous se rassemblent dans un coin du terrain pour faire le point avec l'entraineur... Celui des Verts est menaçant, gesticule fort, hurle même contre certains de ses joueurs qui baissent la tête et font profil bas... Celui des Rayés blancs et Noirs a des larmes plein les yeux et couve ses petits gars avec tant d'amour qu'il ne peut soutenir les regards plus d'une fraction de seconde... Puis l'arbitre siffle et la partie reprend... À moins de quinze minutes de la fin du match, le score est toujours nul, comme le match dirait un commentateur sportif qui n'en connaîtrait pas l'enjeu. Sval passe le ballon en profondeur à Klez qui se démarque, passe un, puis deux défenseurs et se retrouve face au géant de l'équipe des gardes, le très redouté Capitaine Steiner, un ancien bûcheron du Lander du bas-suttemberg qui du haut de ses deux mètres, de ses cent trente kilos de muscle et de son inépuisable haine des esclaves a réussi à devenir grâce à la guerre quelqu'un qui compte dans le camp de « dissémination » N°235. Mais Klev a oublié. Il a oublié les coups, les humiliations, les brimades que Steiner et sa section font vivre à lui et à son « équipe ». Depuis que ce « grand challenge Prisonnier – Gardes » a été organisé et voulu par le haut commandement quand il a été porté à sa connaissance que la totalité de l'équipe nationale « Étoile Rouge » avait été capturée et mise en sécurité au N°235. Depuis que le groupe de onze « joueurs » a été sélectionné parmi les vingt-trois anciens toujours vivants quoique bien diminués maintenant, la discipline a été modifiée les concernant. Assez intelligemment pour ne pas en faire des « transparents », ceux qui disparaissent à force de privation dans des pyjamas trop grands et qu'on retrouve, sac d'os aux regards vides le matin sur leur couchette. Ils ont eu davantage de nourriture, oh pas beaucoup plus que les autres, mais suffisamment pour pouvoir courir sous les regards humide de fierté des camarades, railleurs à souhait des gardiens. Jamais l'équipe des zombis ne vaincra celle des membres de cet Echelon de Protection qui s'entraine sous les ordres de Steiner trois heures par jour sur le beau terrain de sport presque plat terrassé par les « transparents » dès l'ouverture du camp... Et pourtant, Klev est là, maintenant face à cette montagne à la moustache en broussaille et au crâne rasé qui fulmine comme un taureau qu'on tiendrait enfermé avant le combat. Il pousse encore un peu le ballon du pied gauche, prend son appui sur le droit, fait encore un pas et frappe de toutes ses faibles forces en donnant un effet avec le côté de sa chaussure. Steiner n'est pas surpris par la frappe, mais par une motte de terre mal aplatie qui dévie la trajectoire. L'impensable se produit alors... Le but est marqué, il est validé par l'arbitre, ce salaud de commandant Fauzt, qui prend un malin plaisir à l'enfoncer à chacune des réunions des cadres du camp... Fautz, ce converti de la dernière heure qui a encore la merde de son amant, le sous lieut' Mafzel, sur le bout de sa bite. Sûr que cette tantouze ne fera pas de vieux os dans « son » camp à Steiner s'il arrive à le prendre en flagrant délit de levrette pédéraste et qu'un de ces matins malgré ses quatre galons, il ira pourrir dans un des stalags réservés à ceux de sa condition... Pendant que le gardien de but va chercher le ballon au fond de ses filets et laisse sortir toute sa hargne, Klev pleure. De joie, de peur, de nervosité, de douleur... Tout se mêle, s'entremêle... Il est congratulé par l'équipe, tristes gestes de fraternité aussitôt réprimandés par les huées des gardes massés autour du terrain, de plus en plus ressemblants aux gueules de leurs dobermans déchainés par les cris de leurs maîtres... Ceux de Klev le savent, cette victoire signe leur mort... Steiner a été sans détour avant le match en venant les voir dans le « vestiaire », cette pauvre cabane de bois qui sert habituellement de remise pour les sacs de sciure qui sert à tracer les limites du terrain : « si vous avez le malheur de marquer un seul but, un seul, bande de sous-merde, pas un de vous ne survivra plus de deux jours dans mon camp...Compris ? »...Et tous, ils ont baissé la tête, murmuré un « oui » et regardé leurs pauvres chaussures, récupérées dans le stock des vêtements de l'aile B, celui où se déshabillent les nouveaux arrivants. Ils y ont été conduits sous bonne garde pour choisir leurs « tenues » une semaine avant le match... Tandis que Fautz regarde sa montre, une Patek-Philippe de 1902 qui était encore au poignet d'un transparent il y a peu, les gardes s'organisent, remontent le terrain à toute vitesse et tirent dans la lucarne avec la force que confèrent les petits cachets de Pervitine cette molécule magique qui fait courir même un cul-de-jatte au combat... Mais Dlowski fait écran de son corps et l'obus tiré par la première classe Mouleng est dévié et sort du terrain... Après le corner, la montre Suisse de Fautz sonne l'heure fatidique... Un à zéro pour les prisonniers. Les gardes spectateurs partent par petits groupes dépités, les joueurs de leur équipe sont comme figés sur le terrain, incapable de concevoir l'inconcevable, de prendre conscience qu'une bande de métèques sous-alimenté viennent de les humilier face aux gradés venus spécialement parfois de fort loin pour assister à ce que devait être la victoire de race aryenne sur les Untermensch...
Quinze ans plus tard, le colonel Wiener de la Stasi est en visite de courtoisie à Moscou, échange avec le KGB. Au programme du jour, des visites de stèles érigées en mémoire du héros de la Grande guerre patriotique contre les nazis...La délégation arrive devant celle en souvenir de l'équipe de l'Etoile Rouge qui fut exterminée au sein du camp 235. Et Weiner s'incline en souriant intérieurement...Il se souvient de ce sale petit con de Klev dont la photo orne le monument mémoriel...Il le revoit encore dans la cabane à sciure, après le match... Il revoit encore ce sale rouge hurler après que lui, le capitaine Steiner lui eut tiré une balle de son luger 45 dans chacun de ses deux pieds... Il le revoit s'effondrer après le coup de grâce en pleine nuque... Wiener/Steiner arrive même à avoir l'œil humide de bon aloi devant la délégation qui s'incline devant les crimes des fascistes... » Allez, camarades, il faut y aller maintenant » dit le guide, « ça va être l'heure des toasts »...Prosit !