Frite salée

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Une extra-terrestre qui ne mangeait pas. Ce n'était pas de sa faute. La vérité était dure à avaler. Et puis, j'ai conscience qu'il était difficile d'accepter qu'on ait un enfant anorexique lorsqu'on était un chef cinq étoiles dans le plus célèbre restaurant de Paris.

Allongée dans un lit hospitalier, j'observais les néons au plafond. La lumière vacillait toutes les trois secondes. Pendant un moment, cette imperfection me fit oublier la raison de ma présence dans cet endroit, vêtue d'une blouse bleue. Cependant, la voix du docteur eut l'effet d'une piqure de rappel.

- Pendant 16 ans, tu étais un enfant normal. Et puis un jour, tu as arrêté de manger, dit-il en marquant une pause. Que s'est-il passé ?

A cette question, mon coeur loupa un battement. Je n'avais pas envie de répondre, je ne voulais pas me rappeler. Mes doigts agrippèrent faiblement la couverture tandis que le reste de mon corps tenta de se redresser. Mais le regard de l'adulte bloqua le mien et ses iris vertes me pétrifièrent.

D'une voix tremblante, je le suppliais d'arrêter mais l'homme resta ferme. Je cherchai alors du soutien du côté de ma mère, assise plus loin dans la chambre. Son visage indifférent me fit l'effet d'un coup de poing dans l'estomac.

- Tu dois manger, Emma, m'avait-elle dit un jour.

Mes oreilles avaient saigné à l'entente de ces trois mots. L'assiette me fixait et je la jugeais en retour. Pourquoi je n'y arrivais pas ? Ma fourchette s'était bloquée dans les airs, refusant d'effectuer le moindre mouvement. Ma génitrice avait alors saisi ma main qui inséra contre mon gré, un morceau de carotte. J'avais grimacé de dégoût avant de me dépêcher d'avaler le légume orangé.

- Finis ton assiette à présent.

Et je l'avais fait. Cela m'avait pris trois heures. Une fois fini, je m'étais précipitée à l'étage, m'enfermant en trombe dans la salle de bain. Brosse à dent en main, je l'avais enfoncée dans ma gorge dans l'espoir de me faire vomir. Une habitude désespérée mais toujours suivie d'un franc succès. Cette petite mascarade avait lieu quotidiennement : je faisais semblant de manger puis recrachais le tout dans la foulée. Par ces actions nocives, je me condamnais. J'étais mon propre poison.

Et cette pensée suffit à m'arracher des larmes salées.

Je ne savais plus trop comment cela avait commencé. Tout ce dont je me souvenais, c'était que j'étais seule. Terriblement seule. Dans ce self géant, je m'étais assise à une table isolée. Des regards ont parcouru mon corps pendant que des murmures ont insulté mon égo. Plateau entre les mains, je suis partie du réfectoire, et ceci, pour la dernière fois de ma scolarité.

Ce jour-là, ma haine contre le déjeuner est née. J'ai troqué ma faim et mon anxiété pour un bien-être et un environnement inoffensif. Ce qui m'était apparue comme une bonne idée, le fut beaucoup moins au bout de quelques heures. J'avais horriblement faim et mon estomac grognait sans arrêt.

Pour combler ce vide, je buvais des sommes astronomiques d'eau. Une bouteille m'accompagnait systématiquement et je la remplissais dès que j'en avais l'occasion. Ce problème résolu, je voguais à de nouvelles occupations pendant la pause déjeuner. En effet, j'avais davantage de temps pour réviser et dès que la sonnerie retentissait, mes pas m'amenaient vers la bibliothèque plutôt que vers la cantine. Une journée sans manger devenait alors une bataille gagnée.

Très vite, je me suis habituée à la disparition de ce repas. Mais la réalité me rattrapait une fois de retour à la maison. A la vue de l'assiette bien garnie, j'avais un haut le coeur presque incontrôlé. L'odeur du plat parvenait fébrilement à mes narines et instantanément, j'en perdais l'appétit. Je dînais lentement, mastiquant chaque aliment entre mes dents. Aussitôt le dessert achevé, je me sentais coupable. Le sentiment d'avoir fait une bêtise ne me quittait pas. Ne rien manger me procurait un sentiment de victoire. Et je perdais tous les soirs.

Je me suis demandée si j'avais vraiment besoin de ces repas. Après tout, si je n'avais pas besoin de déjeuner, peut être que je n'avais pas besoin de dîner et de petit déjeuner non plus. La nourriture devenait un loisir d'une banalité quelconque dont je pouvais me passer un peu plus chaque jour. Tout ce dont je me souciais était d'une journée sans manger.

Je refusais alors toutes les sorties fast-food que me proposaient mes derniers amis. Si j'avais accepté, j'aurais été puni par un hamburger et des potatoes. Toutefois, cette dénutrition avait entraîné des changements physiques importants. J'avais perdu considérablement du poids et mes règles avaient disparu pendant plusieurs mois. Devant un miroir, je ne reconnaissais plus le reflet qui m'était renvoyé. Mes côtes ressortaient, mon teint rivalisait avec celui de Blanche-Neige et des cernes noires entouraient mes yeux autrefois si étincelants. Et cela n'avait pas échappé à ma mère.

- Tu ressembles à un extra-terrestre, avait-elle déclaré en posant ses yeux sur mon corps squelettique.

Cette confession avait eu l'effet d'une baffe et j'avais dégluti. Ensuite, ce fut l'heure du souper et ma génitrice avait exigé que je termine mon assiette.

- On ne gaspille pas la nourriture, Emma.

Promis maman. Promis, j'ai essayé. J'ai essayé d'avaler ces petits pois. Le couvert amenait le légume à mes lèvres. Mais à chaque fois, ma gorge se serrait et ma langue reculait, répugnée. La fourchette bien trop propre entre mes doigts, je restais des heures face au plat coloré qui perdait sa fumée au fils des minutes. Mon bras avait perdu la mécanique du geste, mon palais avait oublié le goût et je me moquais de savoir si j'étais maigre.

- Emma ?

Le visage du docteur apparaît de nouveau dans mon champs de vision et je m'humidifie promptement les lèvres, cherchant mes mots.

- Je crois que je suis malade.

L'homme a hoché la tête, approuvant mes dires. J'ai fermé les yeux, la respiration sifflante. Peut-être qu'en fin de compte je suis une extra-terrestre.

- Tu es anorexique, Emma.

Mes lèvres se mirent à trembler et une nouvelle larme dévala ma joue creuse avant de se perdre dans mes cheveux emmêlés. Avec douceur, l'homme pressa ma main. Cette faible présence me réconforta.

A ce moment-là, il n'y avait pas de mots pour exprimer ma douleur. J'étais inconsolable. Le docteur me fit comprendre que j'allais rester dans cette salle d'hôpital pour un temps indéterminé. Et cela, parce que j'étais différente.

Sauf que dans mon cas, ma différence me tuait.

- Plus que tout, continua t-il, je veux te sauver de toi-même.

Je le payerai de ma vie.

Plus tard dans la journée, ma mère m'avait ramené quelques affaires et on avait commencé à aménager mon nouvel habitat. Mais alors que j'ouvrais les cartons, le sourire de ma mère s'est estompé. Elle a posé sa main sur mes cheveux avant de s'asseoir à mon niveau pour me murmurer ces quelques mots : « Ma puce, c'est l'heure d'aller à table... ».

Prise en charge par une infirmière, cette dernière m'a informée que j'avais une psychologue que je devais aller voir deux fois par semaine. Selon elle, la priorité était que je renoue des liens avec la nourriture. Cela impliquait la restauration d'un poids correct, le traitement de ma souffrance psychologique et l'acceptation de ma prise en charge. Il n'était plus de l'ordre que je mange, mais que je m'alimente.

- Tu es plus os que peau, fit une voix.

Dissipant mes pensées, une adolescente assise face à moi, me dévisageait de la tête aux pieds. Je ne savais pas comment réagir et je décidais de l'ignorer, attrapant une patate taillée que je mâchouillas lentement. D'un coup de menton, la jeune fille désigna à la fois mon assiette trop remplie mais aussi ma plus grande insécurité.

- Tu ne manges pas ?

La frite entre mes dents, le sel commença à chatouiller mes lèvres.

- Non, je n'ai pas faim.