En hommage à mon indifférence

ʺMoi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra- terrestreʺ. Ça ne me posait aucun problème. J'étais fier. Et quand l'enfance avait été bercée par une léthargie dans laquelle des rêves mort-nés se défilent, l'indifférence fût, à ce moment, l'horizon qui danse avec l'espoir d'un lendemain meilleur. L'espoir était ailleurs, avais-je reconnu. Peut-être que ce fut l'œuvre d'un complot, mais tout le monde s'en foutait de mon cas, y compris ma mère. À ses yeux, il était dans mes habitudes de faire tout autrement. Je ne faisais pas toujours ce qu'elle voulait que je fasse. Elle me faisait tout le temps des reproches du genre je ne faisais pas preuve d'empathie à l'égard des autres ; j'étais insensible et insouciant. Du coup, dans ma pensée, j'étais devenu l'enfant mal aimé. Je m'étais refermé sur ma personne à chaque fois qu'elle était à la maison. J'évitais de la regarder. J'avais peur de ses regards. J'en avais marre de ses reproches. Mon enfance, jusqu'à mes 19 ans, je l'ai passée en ayant recourt à mon indifférence comme refuge. À maintes reprises, l'idée m'est venue de dire à ma mère que je ne faisais pas exprès d'être ainsi, mais l'occasion ne s'est jamais présentée. Et voilà qu'arrive le jour de mes 20 ans, en plein hiver. Cela devrait être un jour heureux pour moi, mais j'étais aux côtés de ma mère. Je me sentais mal dans ma peau.

Ce jour-là, comme je le disais, je venais d'avoir mes 20 ans. J'étais déjà mûr en tant qu'homme. J'étais de ceux qui croyaient que l'âge n'avait rien à voir avec la maturité. Dans l'après-midi, Maman avait organisé une petite fête en mon honneur, une chose dont j'avais horreur. Je ne supportais pas les fêtes d'anniversaire. À mon avis, il y avait toujours trop d'extravagances. On s'adonnait à la festivité, au gaspillage de nourritures alors que nombreux étaient les enfants qui mouraient de faim. Afin de m'échapper à cette mascarade, ça l'était pour moi, d'autant plus qu'il y avait certains invités de maman qui étaient déjà là, je me suis réfugié sous l'arbre se trouvant sur la colline, au bord de la rivière. J'aimais y être; il faisait beau; tout était calme. Je pouvais être seul, comme j'aimais être seul. Cet endroit, je l'avais même baptisé mon paradis sur terre. Je pouvais voir tout ce qui se passait sur la route. De là où j'étais, même les mélodies liées aux battements des cœurs des riverains pouvaient s'harmoniser avec mes tympans. En étant ici, je pouvais tout contrôler. J'aimais avoir l'impression que je contrôle tout et puis au final pour ne rien contrôler.

Il faisait tard, l'heure était indue. Sous les yeux complices de l'univers, les arbres s'étaient données en spectacle à chaque coup d'œil du vent auprès de l'une d'entre elles. Il faisait un froid extrême. Il n'y avait qu'en hiver que cela arrivait. Maman était sans doute en train de me rechercher, pensé-je. Je la connaissais par cœur. Je l'imaginais déjà qui me criait dessus et me força de serrer la main ou de faire des bisous à ses invités. Je détestais faire des choses dont je n'avais aucune envie. Et la plupart de ses amis étaient trop élitistes et cupides, d'après moi, surtout celle qui était la patronne de l'entreprise où elle travaillait. Et soudain mon téléphone sonna. C'était Ana. Cet appel manqué c'était un signe pour me rappeler qu'elle m'attendait à la rue Luc. Un petit quartier reculé dans la commune de Carrefour à Port-au-Prince. J'avais rendez- vous avec elle à cet endroit. Si je n'y vais pas, elle ferait tout un drame. J'avais surtout besoin de faire passer le temps. Elle pourrait servir à cela, me suis-je dit.

À une époque, j'étais le voisin d'Ana. On se parlait rarement. J'étais constamment en mode fugitif à chaque fois que je la voyais. Et un bon jour, tout allait changer après la mort de sa tante. J'étais lié d'amitié avec elle. Sauf que parfois, j'estimais qu'elle était trop chiante; elle me faisait souvent la gueule ou l'inverse, je ne savais pas trop. Peut-être par manque d'intelligence pratique, elle ne comprenait pas que je pourrais avoir besoin d'espace pour mieux me sentir. Elle était envahissante. Et même trop embarrassante à mon goût. On ne s'était pas quitté en de bons termes la dernière fois qu'on s'était vus. Elle m'avait traité de gamin égoïste, capricieux et anormal juste parce que j'avais refusé qu'elle me fasse un câlin. Je n'en avais pas besoin, ce jour-là.

Arrivée au coin de la rue, Ana était déjà là à m'attendre. Sauf qu'elle ne m'intéressait pas vraiment. Mon esprit se focalisait sur maman. J'avais peur qu'elle ne me laissait pas rentrer à la maison. Elle était incapable de faire ça, me suis-je rassuré moi-même. Je n'ai même pas prêté attention au petit cadeau qu'Ana m'a apporté. Je prenais la route pour rentrer chez moi. En marchant, je faisais pas mal de réflexions. Les unes beaucoup plus tordues que les autres. Et j'ai failli me faire heurter par une voiture en traversant la rue. Et si je fuirai la maison? Me questionné-je ? Ma différence sera-t-elle acceptée, au final? Pensé-je. J'étais différent. Ma mère ne l'acceptait pas ! Je n'étais pas comme tous les autres garçons du quartier. Je décidais de fuir la maison, et ce, en plein jour de mes 20 ans. Je m'apprête à écrire une lettre à maman. Je devais filer en douce, sans que personne ne soit au courant de rien. Pour cela, je devais faire mes bagages.

De la musique, apparemment il n'y en avait pas chez moi en regardant de loin la maison. Bizarre ! Ma mère a décidé de tout arrêter parce que je n'étais pas là, m'imaginé-je. De toute façon, la fête ne m'intéressait pas. Je m'étais approché un peu plus de la maison. Je pouvais à peine identifier quelques visages des invités. Ils s'étaient regroupés comme s'ils partageaient une chose importante. Mais je ne voyais pas ma mère. Elle aimait se faire discrète. Tout comme moi, elle était réservée. J'ai un drôle de sentiment, c'est comme si quelque chose s'était passé durant mon absence, ici. J'étais sûr, en regardant le visage de quelques invités, que la fête a été interrompue. Tant mieux, me suis-je dit. Au moment où j'allais renter dans la chambre de ma mère, j'ai entendu la sirène d'une ambulance dehors. J'ai mis la lettre d'adieu sur sa table, comme je me l'étais promis. Par la suite, je me suis rendu pour voir ce qui se passait à l'extérieur. Les invités m'ont enfin aperçu.
-C'est ta mère, m'a dit l'un d'entre eux.
-Quoi ! Ma mère ? Demandé-je, inquiétant.
-Elle a eu une crise d'asthme à la cuisine. On va l'emmener à l'hôpital.
Je suis allé la retrouver, en courant. On l'avait mise sur civière.
-Maman, mais qu'est ce qui t'est arrivée ? Ai-je lui demandé en touchant son visage.
-Rien mon garçon. Répondit-elle dans un large sourire.
-Tu es allongée sur une civière. Tu as eu une crise d'asthme. On va t'emmener à l'hôpital et tu me fais croire que t'as rien? Répliqué-je.
-Il faut qu'on aille à l'hôpital, maman. Tu vas vite te faire soigner pour ensuite se retourner à la maison, j'avais lui dit.
-Non, attends. J'ai quelque chose à te dire, a-t-elle répondu.
-Oui maman, c'est quoi? J'avais répondu avec la gorge nouée, voix tremblante et un visage pâle. J'avais peur qu'elle m'annonçait une mauvaise nouvelle.
- Tout ça n'est autre qu'une mise en scène. Je n'ai rien. À preuve, regarde l'ambulancier. Il est calme.
-Mais maman pourquoi tu as fait tout ça ?
-Je voulais qu'on se rapproche d'avantage. Pour moi, il n'y en aurait pas une meilleure occasion que le jour où je t'avais mis au monde. Je t'aime tellement et ceci bien plus que tu le crois. Je m'en veux de t'avoir rien dit de ce genre au début.
-Maman, et si je te disais que je suis retourné à la maison pour faire mes adieux et mes bagages, tu me dirais quoi ?
-Je te dirais que tu en aurais été incapable. Tu es différent. Tu l'as toujours été. Tu es ce que tu es grâce à ton Indifférence. Tu seras incapable de m'abandonner.