A l'ombre d'un mirage

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Fille de l'eau qui rêve de désert, à l'ombre d'un mirage, à la fraîcheur d'une oasis loin de la sécheresse du cœur des Hommes. C'est comme si j'étais née à l'envers, que j'avais tout vu, tout vécu et que dorénavant je devais me retirer du monde social, pour me consacrer à la seule vraie science de l'Univers : les mathématiques. Je me suis exilée dans les sables de Jordanie, non loin de la porte de Pétra. C'est bien dans le désert qu'on voit les plus belles étoiles. Je vis seule, en ermite, je me nourris de la lumière des astres, je me remplis du vide et du silence. Je cherche à répondre à cette question millénaire : comment notre monde est-il né, quelle force créatrice l'a accouché. Dans la nuit parfaite de solitude, à la lumière de la lune, j'établis mes calculs, je divague, je recommence, j'entrevois la solution mais elle m'échappe ; je cherche La Vérité, celle qui viendra combler le manque ancestral de l'être humain, lui donner sa raison de vivre, sa raison d'être. Cette interrogation sur l'origine du monde hante les hommes depuis toujours, elle reste en suspens, elle nous fait peur autant qu'elle nous émerveille ; la résoudre c'est se résoudre à exister et trouver un phare au milieu des vagues sombres de notre humanité.

J'ai quitté ce monde, je me suis enfuie, certains y verront du courage, d'autres de la lâcheté. Ce sentiment de faiblesse, d'impuissance face à l'horloge du monde qui avance contre nous, contre ceux qu'on ne protège pas, contre ceux qui n'ont pas le droit à la justice. Immanquablement les aiguilles avancent, creusant toujours plus les inégalités et chaque seconde qui passe précipite un peu plus ce monde dans la démence. Je suis partie me battre à ma façon, mes calculs comme boucliers et mes chiffres comme armes. Aujourd'hui, on laisse les enfants mourir sur les plages, on définit des peuples comme apatrides, on annihile l'identité de certains quand on en détruit d'autres, on s'acharne à tout aseptiser. On s'approprie des territoires, on trace des limites que seuls les blancs peuvent franchir dans leur propre intérêt et on laisse les autres coulés en pleine mer. L'homme est un loup pour l'homme et les loups blancs ne supportent pas les nuances. L'utopie inatteignable est l'abolition des frontières.

Âme errante dans cet océan de sable, je suis recluse, on me connaît mais on ne m'aime pas, le nomadisme n'est plus à la mode. Au milieu du désert je n'entends plus le tic tac écrasant de la fatalité. Mais l'heure n'est pas au pessimisme, une éclipse est toujours éphémère. Quand le soleil vient se cacher derrière la lune, alors les oiseaux arrêtent de chanter, le froid s'empare de nos corps et les ténèbres avancent pensant que c'est enfin leur heure. Mais le soleil ne nous abandonne pas, la lune finit par partir et lui se trouve là, phénomène immuable il dissipe le chaos et vient réchauffer notre peau comme nos cœurs. C'est ainsi qu'est mon rythme de vie, régie par le cadran astral. Ma vision est d'or et d'azur, composée à la fois de mes habits semblables à ceux des illustres Touaregs, et à la fois des sables du temps.

J'aime le désert et sa tranquillité, ma tente est petite mais ma demeure est immense, mon plafond étant la voûte céleste, je me sens invincible dans une sorte d'harmonie parfaite. J'ai confiance dans le sable, il efface les traces et garde mes secrets.

Ce matin, je me fais réveiller par une caresse, un murmure, un souffle qui vient m'arracher à mes rêves. Mais soudain ma tente tremble, mes feuilles s'envolent. C'est le Chammal qui se réveille et qui avance droit sur moi, qui menace de fracasser mon équilibre. Je sors dehors mais bien vite je me ravise, les sables au loin se déchaînent et dans une fureur titanesque arrivent dans ma direction. Bientôt ma vision se brouille, mes sens s'endorment quand ma tente s'envole. J'attrape juste à temps un morceau de tissu pour m'abriter. Prise dans la tempête je perds la notion du temps et quand j'ose enfin me réveiller je constate que le vent a balayé ma vie et mes rêves, toutes mes recherches ont disparu, il ne reste que quelques morceaux de papier disséminés comme des grains de sable au milieu du désert. J'ai tout perdu.
Ce désert en qui j'avais confiance m'a trahi. Mon ami le plus cher m'a détruit. Je suis anéantie, ma quête altruiste de Vérité s'arrête là. Moi qui étais partie au combat je suis vaincue. Et à présent que faire ? Je ne peux rester en ce lieu désormais maudit.
Mais le Chammal m'a réveillé de ma torpeur, de mon mirage. Ma place n'est plus ici, je dois retourner à la vie.
Moi l'extraterrestre je reviens sur Terre. Et comme une deuxième naissance je comprends que mon ermitage est terminé. Après mille et une nuits Shérazade réussit à se délivrer de sa prison dorée et moi je cesse de me raconter des histoires. Je décide de rentrer chez moi en Norvège afin de prendre un nouveau départ, je ramasse péniblement les reliques de ma science et je pars en laissant mon vide bien aimé derrière moi. J'avance jusqu'à la civilisation, peu à peu je vois une route, des voitures, des gens, des bâtiments. Je suis fatiguée, fatiguée d'avoir tant dormi et tant rêvé mais bientôt je vais me heurter à la réalité des choses. Arrivée à la frontière, on me demande mes papiers, ceux que le Chammal m'a volés. On me dit de patienter, on m'emmène dans une salle d'attente où il y a la télé. Quel drôle de compagnon que cet écran parlant, cet oiseau de mauvais augure qui nous donne accès sans plus de cérémonie à toute la misère du monde. Elle défile devant mes yeux, je découvre les derniers affrontements qui ont eu lieu entre les peuples et je comprends que ma place n'est pas là assise mais debout avec eux, avec les opprimés, ceux à qui on accorde seulement de la pitié. J'ai dormi trop longtemps mais dorénavant je suis bien réveillée, consciente de mon devoir et je veux partir maintenant ! Mais l'on m'en empêche : je n'ai pas mes papiers, je ne peux pas quitter le pays.

On me dit de rentrer chez moi, mais chez moi c'est le monde je ne suis plus une extraterrestre, je suis citoyenne de la Terre.
Alors on me ramène dans le désert par la force, puisque c'est la seule médiation possible. On me jette là au milieu de nulle part, on me ramène à ma vulnérabilité. Je suis condamnée à arpenter les dunes, mais mon cœur n'est plus capable de latence, je ne veux plus rêver sous le ciel étoilé mais militer sous les slogans des manifestants.

Alors j'avance à travers les dunes des jours durant avec pour seul compagnon une bouteille d'eau achetée lors de mon passage en ville. Peu à peu, mes idées s'emmêlent et mon corps m'abandonne, je ne suis plus qu'un fantôme guidé par un instinct de survie. J'avance sous les chaleurs infernales du désert, mon esprit divague et je m'affaiblis.
Ce matin, c'est le bruit des vagues qui me tire de mon sommeil, la veille je m'étais endormie à l'endroit où mon corps m'avait laissé tomber sans plus comprendre ce qui m'entourait. Quand mes yeux s'ouvrent, je réalise que je suis au bord de la mer Morte. Grâce à elle je gagnerais Israël et peut-être même enfin l'Europe. Mais je suis trop faible, imaginer un plan pour m'échapper de ma prison de sable m'a pris mes dernières forces, je me rendors espérant pouvoir un jour enfin me réveiller dans un ailleurs moins hostile.