Vous pouvez bien faire ça pour nous !

Quand les vingt élèves de l'école font leur apparition à bord de la calèche du père Croix, une clameur enthousiaste s'élève de la foule. Monsieur le Maire s'en félicite. Pourtant, ça n'a pas été sans mal de réunir presque tout le village, loin de là. 
Lors de la cérémonie des vœux, il avait annoncé, très fier, que cette année, la fête du village, qui était aussi l'occasion du spectacle de fin d'année de la classe unique, serait organisée de manière « écoresponsable » et en lien avec l'axe principal du projet d'école cette année : « la sensibilisation à la protection de l'environnement ».
A sa grande surprise, on avait grincé du dentier parmi les doyens. Qu'est-ce que c'était que ces fantaisies ? Cinquante-deux ans que cette fête – l'événement le plus attendu de l'année, fallait-il le rappeler ? - ravissait petits et grands ! Et on voulait en faire une sorte de mascarade moralisatrice ? Parce que, quoi, ils le respectaient déjà, l'environnement ! Ils le faisaient le tri, non ? Se cassaient le dos à la fontaine pour remplir les arrosoirs au lieu d'ouvrir le robinet, n'est-ce pas ? Et puis, les discours sur l'écologie, ça allait bien cinq minutes ! Ce qu'ils voulaient, c'est profiter d'une belle journée, boire, bien manger, rire, danser... Vivre, quoi ! Une journée dans l'année, c'était trop demander ? On grogna à mi-voix : sûr qu'on devait une telle révolution à la nouvelle directrice. Une fille de la ville, bien plus bas dans la vallée, qu'était même pas née au pays ! 
Dans les jours qui suivirent, les problèmes de rhumatismes, de solitude, de vieillesse, de fatigue, de famille s'évaporèrent comme par magie. On ne parlait plus que de la fête. Les conversations se concluaient souvent de la même manière : si le programme restait le même, on ne s'y montrerait pas.
Oui mais, l'autre saligaud qui avait vendu ses terres au voisin prônait la protection de l'environnement et on ne pouvait pas faire moins que de se montrer à sa hauteur. Oui mais, la rombière qui avait tourné jadis autour d'un mari refusait de participer. Rien que pour la faire braire, on allait s'y rendre, nous !
Et puis... certains le savaient bien, que c'était peut-être la dernière fois qu'ils pourraient assister au seul événement qui rompait la monotonie des jours, celui qui avait aussi le goût délicieux des souvenirs d'enfance. Qui sait où ils seront pour la prochaine fête ? Coincés dans un mouroir parce que tout était de plus en plus difficile, se lever, s'habiller, se faire à manger, marcher ? Et encore, s'ils n'avaient pas entre-temps – ce que certains espéraient presque en secret, parce que, bon sang, c'était si moche de vieillir – un petit tête à tête avec la Faucheuse. 
Mais le plus gros des arguments se présenta à toutes les portes des maisons par un bel après-midi de printemps. Les enfants de l'école, tout sourire sur le pas des portes, invitaient cordialement chaque habitant à leur grand spectacle-surprise qui aurait lieu le jour de la fête. Même les plus sourds firent un effort pour les écouter. Et les petits de leur expliquer, ravis, patients, ce qu'était un pique-nique « zéro déchet » et quelles étaient les modifications de cette année : chacun amènera son assiette, ses couverts, son verre et même sa serviette, le repas sera cuisiné avec des produits locaux, il n'y aura aucune bouteille plastique, même pour les sportifs. Vous viendrez, n'est-ce pas ? Comment refuser quoi que ce soit à ses petites pousses aux yeux brillants de fierté et d'excitation ? 
 

Voilà le grand jour arrivé et presque tous les habitants ont finalement répondu présent. Les enfants bondissent sur la place sous un tonnerre d'applaudissements. Cette année, leur spectacle est itinérant et la charrette, transformée pour l'occasion en bus panoramique, est prête à accueillir tous ceux pour qui marcher est devenue une aventure trop épique. Les autres, les jeunes, iront à pied. Certains vieux préfèrent tout de même attendre sous le vieux marronnier, comme autrefois lors des chaudes soirées d'été.
Une heure plus tard, les acteurs et spectateurs sont enfin de retour. Les petits ont présenté une sorte d'exposé itinérant sur les lieux propices à la biodiversité : des bordures de champs fleuris, le nouveau sentier botanique pour lequel ils ont beaucoup œuvré et l'étang, dont ils ont nettoyé les berges et longuement observé les grenouilles et les libellules au cours de l'année. Le grand final, une pièce écrite et réalisée par les enfants eux-mêmes – mais oui, messieurs, dames – a lieu face à la mairie. Dans un premier tableau, ils jouent de grossiers personnages accumulant sans scrupule les affronts à la planète. C'est enfantin, c'est démesuré, ils s'en donnent à cœur joie. Dans le deuxième tableau, ils donnent une foule de conseils à leurs spectateurs pour leur laisser un monde plus sain. Certains, surtout les vieux, se sont un peu reconnus – un peu seulement, faut pas exagérer – dans la première partie et sont d'autant plus attentifs pour la suite. Seule la mère Legendre a le culot de faire un commentaire désobligeant : elle a voué un culte à la déesse Machine à Laver, ce n'est pas pour se compliquer à nouveau la vie à fabriquer sa lessive ! La réponse ne se fait pas attendre. Un petit gamin haut comme trois pommes, les poings sur les hanches et les sourcils froncés, la regarde droit dans les yeux : « Vous, vous êtes super vieille, mais nous, on est là pour encore longtemps ! Alors, laissez-nous protéger la planète pour qu'on vive dans un monde meilleur ! ». Façon plus ou moins délicate de rappeler à l'autre bourrique que pour elle, le tombé de rideau est pour bientôt et à la foule que la protection de l'environnement est à la portée de chacun, même des plus petits. Rires sous cape et suffocations de la mémé. Pour une fois que quelqu'un ose la remettre à sa place !
Pendant le repas champêtre, les gamins circulent avec des carafes d'eau et des seaux pour les déchets organiques. Ils ne se sont jamais sentis aussi grands et le font savoir, fiers de la leçon qu'ils donnent à leurs aînés. On suit leurs consignes à la lettre, il faut bien leur montrer... non, plutôt suivre leur exemple, reconnaissons-le. 
L'après-midi a lieu le grand tournoi sportif. Comme chaque année, des équipes mixtes et intergénérationnelles s'affrontent dans différentes épreuves. 
Si au foot, à la course de relai ou au basket, les gamins ne déméritent pas par rapport aux adultes, ils en prennent pour leur grade à la pétanque. Ils ont beau écouter dans un silence respectueux les conseils des pépés, les boules atterrissent bien trop souvent très loin du cochonnet. Mais les gosses s'en fichent pas mal, ils rient aux éclats et assurent l'ambiance.
Le soir, bien après le dîner, avec les premières étoiles pour témoins, sonne l'heure du bal. Les enfants se sont mis en tête de former une grande ronde avec tous les villageois autour du vieux marronnier, pour montrer qu'on va tous faire des efforts pour l'environnement. Mais allez dire à des pépés et des mémés en pleine digestion, fatigués, ankylosés de se lever et venir danser autour d'un arbre ! Mais non, les vieux doivent le reconnaître, les petiots les éduquent bien depuis le matin et après tous les efforts qu'ils ont fournis, on peut bien leur faire plaisir... Monsieur le Maire s'amuse beaucoup. Parce qu'il les connaît, lui, les querelles de longue date qui déchirent certains villageois et les enfants, bien trop jeunes pour être au courant de ces affaires, placent en toute ignorance côte à côte le père Pichet et le père Lémont, la mère Bassard et la fille Voisin et autres couples encore inimaginables le matin même. Et on danse comme on peut au rythme de la musique ! Décidément, les mômes sont des faiseurs de miracles. Même s'ils ne sont pas foutu de viser correctement un cochonnet ! Comme quoi, on se console comme on peut, il reste des choses à leur apprendre...
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