Voix d'intérieur

 << Ça a duré une bonne minute.Une vraie minute.Une éternité>>. 
Le signal monotone de l'ambulance se répétait, sans répit. Anxieux mais aussi opiniâtre que le battement d'un cœur. A travers une petite fenêtre étanche, un garçon observa que la voiture brûlait tous les feux rouges, ce qui lui donnait une relative contenance. Chaque instant comptait pour cette inconnue ensevelie dans une couverture ensanglantée. Quoi que sa respiration fut mise à rude épreuve, son cœur s'obstinait à battre. On aurait dit que la mort embrasait à petit feu son corps immobile. De l'intérieur où il se trouvait enfermé, un jeune étudiant en médecine visiblement impuissant se tenait face à la jouvencelle cloîtrée dans un coma profond. L'ambulancier roulait presqu' à  tombeau ouvert, le centre hospitalier était encore à quelques kilomètres.  
-Est-ce qu'on arrive bientôt ? Demanda le jeune étudiant. Le conducteur accélérait, sans mot dire. Le souffle de la fille s'arrêta net. 
-Elle s'en va! cria l'étudiant.
Apeuré , il mit davantage une folle pression sur l'ambulancier. Celui-ci, cramponné à son Volant, se donnait contenance en remuant sa tête. Le jeune étudiant se décida de faire une insufflation. Lorsqu'il se pencha sur l'inconnue, il fut ébloui devant ce magnifique visage. Mais il se ressaisit aussitôt et s'activa ressentant la suffisance candide du sauveteur.
21h45. Le véhicule s'immobilisa devant l'hôpital . Chariot , réception, ascenseur , lit, ombres affairées. Tout cela défilait dans un tourbillon.
- Accident de la voie publique? 
- Non ingestion de caustiques , répondit l'étudiant épouvanté.
Après investigations, la patiente fut admise dans l'unité des soins intensifs. L'étudiant observait de plus près ce qui se passait . Alors qu'on étendit la patiente sur un lit, à peine vêtue, le jeune étudiant quoi que plunge dans une peur morbid, admirait en sourdine la splendide beauté de la jeune fille. Cheveux noirs et boucles, elle avait la peau noire, des yeux grands et brillants, un nez long . Entre la peur et le désir de magnifier la beauté, iI ne savait à quoi s'en tenir.
Soudain les parents de la patiente se présentèrent. Le regard inquiet et crispé, ils se dirigèrent à la réception pour s'enquérir de l'état de leur fille.
- -Où se trouve- t-elle ? Awa ? Est-elle morte ? S'écria la mère en tournant son petit point à peine gros devant le visage replet de son époux et le regard stupéfait de la réceptionniste.
- Ressaisissez-vous madame, tout ira bien.
Barbu à l'allure hébraïque, front plus sillonné, aux méplats plus livides encore, mais barré d'une épaisse moustache, le père était tout sec et hargneux. Il  reprochait à son épouse d'être à l'origine de tout ce qui se passait.
- Si seulement tu l'avais inculqué de bonnes valeurs , nous n'en serions pas là, répétait-il ! 
Percevant minutieusement les échanges entre les deux interlocuteurs, le jeune étudiant en medicine se rendit compte qu'il s'agissait des parents de cette fille qui lhantait tant. Tenir entre ses mains la vie  d'une inconnue et ne plus jamais lui revoir ? La peur gagnait de plus en plus en épaisseur! La pensée terrifiait le jeune-homme. Elle lui paraissait absurde. Cette jeune patiente n'était plus une inconnue!   Awa. C'était bien son prénom. 
Elle ouvrit les yeux. Les referma aussitôt. Offensée par cette lumière du soleil qui s'infiltrait à travers les ouvertures. S'apercevant que tout s'améliorait, l'étudiant regagna immédiatement la salle. Là, il s'aperçut  que ces paupières mauves  battaient  imperceptiblement .  Se forçant à les rouvrir, peu à peu, ce visage attentif , la blouse , les murs. Ses sourcils s'arquèrent d'étonnement puis son visage entier s'assombrit d'un seul coup. La vérité s'écroulait sur elle comme une vague. Toutes les images semblaient lui revenir. Son père, le mariage forcé , le regard sournois et jubilant des membres de la famille, le mécontentement de sa mère, la bouteille d'eau de javel. Ce verre rempli de son contenu dont l'amertume avait manqué de la faire vomir. Et ce spasme de rire lors de sa tentative désespérée pour trépasser!
- Je préfère mourir! Murmura t-elle.
C'est ainsi que deux regards se croisèrent avec un éclair de joie.
Elle se trouvait devant un bel homme aux yeux marrons, aux cheveux noirs. Ses vêtements étaient soigneusement assortis à la belle prestance qu'il dégageait.  "Qu'il est beau!, pensa-t- elle.
Elle detourna aussitôt son visage afin de ne point trahir ses émotions.
- Je me nomme Etan, dit l'étudiant d'un air rassurant.
Parler. Répondre. S'expliquer! C'est exactement pour cela qu'elle refusait d'ouvrir les yeux. Comment ne suis-je pas morte ? Pensait-elle. 
Rejoignant la salle, sa mère ne put se retenir de sauter dans les bras de sa fille assise au bord du lit. Elle lançait un regard vague en direction de son géniteur. Ce dernier frémit de colère puis quitta la chambre.
Awa prit la main de sa génitrice qu'elle trouva docile. Elle y cacha son visage et se mit à pleurer.
-La tornade est passée et le tableau noir effacé. Plus question de suicide,  disait-elle. Elle l'embrassa avec une tendresse infinie. 
Le temps était devenu manifestement interminable pour la jeune-fille. Étouffée par la monotonie des choses, la répétition du jour et de la nuit! Heureusement, oui bien heureusement que ce séjour était agrémenté par les nombreuses visites d'Etan. On pouvait lire de l'admiration dans ses yeux, car elle prenait du plaisir dans leurs discussions. 
Awa était au terme de son séjour à l'hôpital, sa valise à la main, elle s'arrêta sur son seuil , face à la ville. Avant de franchir la frontière, elle s'accordait un moment de commémoration. C'était la porte des vivants ; celles des morts était restée derrière, juste à côté d'elle se trouvait sa mère.
Elle ressentait en elle une force inopinée que son geste désespéré n'était pas parvenu à briser. Elle contempla ce matin de  décembre. Au premier regard elle s'aperçut que l'étudiant ne s'y trouvait pas. Le jeune homme à la blouse blanche l'avait-il abandonné? Au moment d'embarquer, la peur de ne jamais le revoir et le remords s'imprègnèrent d'elle. Tandis que sur le côté soufflait fièvrement  un signe de la main. C'était Etan. Il lui disait au revoir. 
 
 
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