-Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître ! Je ne vous appellerai rien ! Je ne vous appellerai pas ! Pas après m'avoir taché, entaché, attaché, retouché à votre image, imparfaite. Vous plaisantez ? M-a-î-t-r-e ?
Tâche ! Tâche d'oublier cette tache. Après tout, ce n'est qu'une tache. Une tache, ce n'est jamais bien grave. Ça devrait partir au lavage...
-Peut-être pas cette tache-là !
Ou à la limite, on pourrait remplacer l'objet taché par un autre, un neuf. Tout beau, tout propre.
-Pas quand l'objet en question est ta propre peau.
Une girafe est tachetée. Tout le monde trouve ça mignon une girafe.
Un dalmatien est tacheté. Tout le monde trouve ça mignon un dalmatien.
Personne ne dit que la girafe ou le dalmatien sont tachés. On dit qu'ils sont tachetés. La girafe et le dalmatien sont couverts par ces taches, petites et régulières. Tout ce qui est petit est mignon. Tout ce qui est régulier est normal, ou a des chances de le devenir.
-Mais toi, tu n'es ni une girafe, ni un dalmatien,.
-J'aurais aimé être un caladium. C'est beau les taches d'un caladium. C'est ornemental. Personne ne dit qu'un caladium a une maladie de la peau. Au contraire, quand vous êtes une plante tachée on vous donne un nom poétique comme ailes d'anges. Moi, personne ne m'appelle visage d'ange. Je suis albinos. Achrome. Anormal. Absent. A. Ah. Premier son de l'enfance. Sixième note de la gamme. Achromatique.
Quand ils mangent, les enfants se tachent les vêtements. Ces taches-là sont les traces d'une vie, d'un apprentissage, d'un devenir. Les taches qui barbouillent leurs visages et leurs mains deviennent des tacca, des symboles d'une victoire sur la vie. Tacca attaca. Quand ils se tachent le corps, les enfants laissent également des taches tout autour d'eux. Ils tachent le monde par leurs expériences. Comme ça, le monde ne les oubliera pas. Mais ta tache à toi, c'est la trace de quoi au juste ? –Celle d'une absence peut-être... L'absence d'un gène qui ne se gêne pas de partir. Cette tache, est-elle le moindre signe de quoi que ce soit ?
-C'est peut-être le symbole d'un oubli. Ton corps caméléon qui retrouve ses racines reptiliennes.
Baras . Le même mot arabe désigne une maladie de la peau, une vipère, un petit lézard et une terre aride. Par quel glissement sémantique ? –C'est de la magie ! C'est de l'alchimie ! C'est comme ta peau.
-Et puis toi, tu n'es plus un enfant. Tu as simplement une maladie d'enfant dans le corps d'un vieillard. Ta tache, contrairement à celle des enfants, n'est pas une tacca, c'est une attaca. Une bataille que tu mènes contre toi-même.
Porte donc un masque.
-Tout le monde a toujours porté le masque !
Et puis tant pis pour tous les autres si elle me trouve beau et plus ou moins normal.
-Jusqu'à quand ?
Je ne sais pas et ne veux pas le savoir !
Vous êtes en peau ? –Vous êtes probablement amoureuse ou déprimée ou tout simplement racoleuse.
Vous faites balle-peau ? –Vous êtes un fainéant, un paria ou peut-être un philosophe ou un écrivain. Un écrit vain. Une nouvelle ?
Vous êtes une vieille peau ? –Vous appartenez forcément au deuxième sexe et n'avez pas le droit d'avoir des idées.
Vous êtes bien dans votre peau ? –C'est plutôt bon signe. Votre thérapeute doit avoir du succès.
Vous avez quelqu'un dans la peau ? –Un happy end vous attend peut-être. Sinon, je peux toujours vous passer le contact de mon avocat.
Sauver sa peau ? –À méditer...
Moi en tout cas, la tache a eu ma peau.
Quand je sors dans la rue, les photos de peau envahissent mon cerveau. Des peaux belles, tendres et fraîches comme la rosée. Les publicités aussi nous vendent une peau de rêves. Un rêve de peau. Peau de pêche. Peau de bébé. On nous vend du rêve en pot que nous achetons avec plaisir. Et nous voici de plus en plus potelés.
Et puis ça a été la fête à ma peau !
-Délit de faciès. Délie ta face.
Depuis que ma maladie a été diagnostiquée, je n'ai plus le même rapport au monde. Je ne m'habille plus de la même manière. Je ne porte plus les mêmes couleurs. Et je sors de moins en moins.
J'ai mis du blanc, comme au Japon. J'ai mis du blank pour emmerder la tache. Pour lui dire que moi aussi j'avais un pouvoir sur les couleurs.
-Tu mets du blanc et tâches de ne pas le tacher. Tu portes désormais ta peau en vêtement. Tu es Peau-d ‘Âne sans robes et sans bague. Tu es l'âne vêtu de la peau du lion.
Et j'ai, pourtant, petit-à-petit fait le deuil de ma peau. D'abord le déni, le refus de suivre mon traitement et les faux espoirs. Après tout, les champignons pullulent partout dans le monde surtransformé où nous vivons. Ensuite la colère, les nerfs à fleur de peau et la petite révolte, vite avortée. Le marchandage pour vendre la peau de l'ours ou l'échanger. Puis la dépression qui fait peau neuve aux frais de votre vieille peau de vache. Et enfin l'acceptation et votre cerveau qui se fait une peau d'éléphant à coup d'anxiolytiques.
Quand j'étais petit, ma mère me tartinait de crème solaire. Elle avait toujours très peur pour ma peau. Pour la sienne aussi. Elle craignait les cancers en tout genre. Mais elle craignait par-dessus tout le cancer de la peau car cela faisait tout moche d'après elle. Maintenant que j'ai une maladie de la peau, les repères esthétiques de ma mère ont un peu évolué. Il a fallu que j'y laisse ma peau, littéralement, pour que ma mère ne voie plus dans la différence une forme de laideur. Tant pis pour moi. Mais tant mieux pour les autres.
Quand je lui ai annoncé la nouvelle, ma mère aussi a vécu les cinq phases du deuil. Au départ, je pensais même qu'elle allait me répudier ou devenir folle. N'étais-je plus son enfant parce que ma peau avait changé de couleur ? En effet, le changement était infime au départ. Il était pratiquement imperceptible. Sauf pour les yeux de ma mère et ceux de mon barbier. C'est d'ailleurs eux deux qui avaient d'abord remarqué cette petite décoloration sur mon menton.
-Il faudra aller consulter !
-Je connais un excellent dermato !
-Oui... Peut-être... Quand j'aurais le temps de le faire !
Pour moi ce n'était rien. Pour mon barbier c'était un risque d'infection. Pour ma mère c'était la fin du monde. C'est elle qui avait pris rendez-vous chez le dermatologue. C'est elle qui m'y avait emmené en voiture comme un enfant. C'est elle qui avait appelé le laboratoire d'analyses puis commandé les médicaments. Une mère peut tout faire pour sauver la peau de son enfant, quitte à sacrifier la sienne. Une mère vous débarbouille petit, quand vous êtes couverts de taches en tout genre. Quand vous êtes couvert de morve, de nourriture, de sang et d'excréments, une mère vous lave, vous décrasse, vous ablutionne. Elle vous embrasse même avant de vous avoir décrotté. Puis quand vous êtes propre et beau et fragrant, elle vous expose comme le dernier des chefs-d'œuvre. Une fois que vous avez grandi, que vous êtes couvert de maux et que votre crasse est de moins en moins visible au monde, votre mère parle toujours de vous comme d'un chef-d'œuvre. Même si son petit chef-d'œuvre d'antan a été taché par la vie.
Aujourd'hui, je vends à mon tour du rêve. La tache est devenue une bénédiction. La tache est désormais ma tâche. Je prends la pose. Flash. Flash. Puis je retrouve mon visage partout. Je vois des taches partout. Nous voyons tous des taches partout. Pharmacies. Opticiens. Prêt-à-porter et même restaurants. Je vends de la différence à coup de variations colorimétriques. Je vends du rêve et un peu d'espoir pour tous ceux qui ont été tachés par la vie.
Sommes-nous, au final, autre chose que des taches qui traversent la vie ?
-Tâche. Tâche de préserver tes taches. Après tout, une tache, ce n'est jamais bien grave. Ça devrait partir au lavage...
Et quand bien même elle ne partirait pas, c'est la preuve que tu as survécu aux épreuves de la vie et que, pour cette raison, personne ne mérite que tu l'appelles Maître.
Vis.
Vie.
Vite.
Vitiligo.
Vertiligo.
Tâche ! Tâche d'oublier cette tache. Après tout, ce n'est qu'une tache. Une tache, ce n'est jamais bien grave. Ça devrait partir au lavage...
-Peut-être pas cette tache-là !
Ou à la limite, on pourrait remplacer l'objet taché par un autre, un neuf. Tout beau, tout propre.
-Pas quand l'objet en question est ta propre peau.
Une girafe est tachetée. Tout le monde trouve ça mignon une girafe.
Un dalmatien est tacheté. Tout le monde trouve ça mignon un dalmatien.
Personne ne dit que la girafe ou le dalmatien sont tachés. On dit qu'ils sont tachetés. La girafe et le dalmatien sont couverts par ces taches, petites et régulières. Tout ce qui est petit est mignon. Tout ce qui est régulier est normal, ou a des chances de le devenir.
-Mais toi, tu n'es ni une girafe, ni un dalmatien,.
-J'aurais aimé être un caladium. C'est beau les taches d'un caladium. C'est ornemental. Personne ne dit qu'un caladium a une maladie de la peau. Au contraire, quand vous êtes une plante tachée on vous donne un nom poétique comme ailes d'anges. Moi, personne ne m'appelle visage d'ange. Je suis albinos. Achrome. Anormal. Absent. A. Ah. Premier son de l'enfance. Sixième note de la gamme. Achromatique.
Quand ils mangent, les enfants se tachent les vêtements. Ces taches-là sont les traces d'une vie, d'un apprentissage, d'un devenir. Les taches qui barbouillent leurs visages et leurs mains deviennent des tacca, des symboles d'une victoire sur la vie. Tacca attaca. Quand ils se tachent le corps, les enfants laissent également des taches tout autour d'eux. Ils tachent le monde par leurs expériences. Comme ça, le monde ne les oubliera pas. Mais ta tache à toi, c'est la trace de quoi au juste ? –Celle d'une absence peut-être... L'absence d'un gène qui ne se gêne pas de partir. Cette tache, est-elle le moindre signe de quoi que ce soit ?
-C'est peut-être le symbole d'un oubli. Ton corps caméléon qui retrouve ses racines reptiliennes.
Baras . Le même mot arabe désigne une maladie de la peau, une vipère, un petit lézard et une terre aride. Par quel glissement sémantique ? –C'est de la magie ! C'est de l'alchimie ! C'est comme ta peau.
-Et puis toi, tu n'es plus un enfant. Tu as simplement une maladie d'enfant dans le corps d'un vieillard. Ta tache, contrairement à celle des enfants, n'est pas une tacca, c'est une attaca. Une bataille que tu mènes contre toi-même.
Porte donc un masque.
-Tout le monde a toujours porté le masque !
Et puis tant pis pour tous les autres si elle me trouve beau et plus ou moins normal.
-Jusqu'à quand ?
Je ne sais pas et ne veux pas le savoir !
Vous êtes en peau ? –Vous êtes probablement amoureuse ou déprimée ou tout simplement racoleuse.
Vous faites balle-peau ? –Vous êtes un fainéant, un paria ou peut-être un philosophe ou un écrivain. Un écrit vain. Une nouvelle ?
Vous êtes une vieille peau ? –Vous appartenez forcément au deuxième sexe et n'avez pas le droit d'avoir des idées.
Vous êtes bien dans votre peau ? –C'est plutôt bon signe. Votre thérapeute doit avoir du succès.
Vous avez quelqu'un dans la peau ? –Un happy end vous attend peut-être. Sinon, je peux toujours vous passer le contact de mon avocat.
Sauver sa peau ? –À méditer...
Moi en tout cas, la tache a eu ma peau.
Quand je sors dans la rue, les photos de peau envahissent mon cerveau. Des peaux belles, tendres et fraîches comme la rosée. Les publicités aussi nous vendent une peau de rêves. Un rêve de peau. Peau de pêche. Peau de bébé. On nous vend du rêve en pot que nous achetons avec plaisir. Et nous voici de plus en plus potelés.
Et puis ça a été la fête à ma peau !
-Délit de faciès. Délie ta face.
Depuis que ma maladie a été diagnostiquée, je n'ai plus le même rapport au monde. Je ne m'habille plus de la même manière. Je ne porte plus les mêmes couleurs. Et je sors de moins en moins.
J'ai mis du blanc, comme au Japon. J'ai mis du blank pour emmerder la tache. Pour lui dire que moi aussi j'avais un pouvoir sur les couleurs.
-Tu mets du blanc et tâches de ne pas le tacher. Tu portes désormais ta peau en vêtement. Tu es Peau-d ‘Âne sans robes et sans bague. Tu es l'âne vêtu de la peau du lion.
Et j'ai, pourtant, petit-à-petit fait le deuil de ma peau. D'abord le déni, le refus de suivre mon traitement et les faux espoirs. Après tout, les champignons pullulent partout dans le monde surtransformé où nous vivons. Ensuite la colère, les nerfs à fleur de peau et la petite révolte, vite avortée. Le marchandage pour vendre la peau de l'ours ou l'échanger. Puis la dépression qui fait peau neuve aux frais de votre vieille peau de vache. Et enfin l'acceptation et votre cerveau qui se fait une peau d'éléphant à coup d'anxiolytiques.
Quand j'étais petit, ma mère me tartinait de crème solaire. Elle avait toujours très peur pour ma peau. Pour la sienne aussi. Elle craignait les cancers en tout genre. Mais elle craignait par-dessus tout le cancer de la peau car cela faisait tout moche d'après elle. Maintenant que j'ai une maladie de la peau, les repères esthétiques de ma mère ont un peu évolué. Il a fallu que j'y laisse ma peau, littéralement, pour que ma mère ne voie plus dans la différence une forme de laideur. Tant pis pour moi. Mais tant mieux pour les autres.
Quand je lui ai annoncé la nouvelle, ma mère aussi a vécu les cinq phases du deuil. Au départ, je pensais même qu'elle allait me répudier ou devenir folle. N'étais-je plus son enfant parce que ma peau avait changé de couleur ? En effet, le changement était infime au départ. Il était pratiquement imperceptible. Sauf pour les yeux de ma mère et ceux de mon barbier. C'est d'ailleurs eux deux qui avaient d'abord remarqué cette petite décoloration sur mon menton.
-Il faudra aller consulter !
-Je connais un excellent dermato !
-Oui... Peut-être... Quand j'aurais le temps de le faire !
Pour moi ce n'était rien. Pour mon barbier c'était un risque d'infection. Pour ma mère c'était la fin du monde. C'est elle qui avait pris rendez-vous chez le dermatologue. C'est elle qui m'y avait emmené en voiture comme un enfant. C'est elle qui avait appelé le laboratoire d'analyses puis commandé les médicaments. Une mère peut tout faire pour sauver la peau de son enfant, quitte à sacrifier la sienne. Une mère vous débarbouille petit, quand vous êtes couverts de taches en tout genre. Quand vous êtes couvert de morve, de nourriture, de sang et d'excréments, une mère vous lave, vous décrasse, vous ablutionne. Elle vous embrasse même avant de vous avoir décrotté. Puis quand vous êtes propre et beau et fragrant, elle vous expose comme le dernier des chefs-d'œuvre. Une fois que vous avez grandi, que vous êtes couvert de maux et que votre crasse est de moins en moins visible au monde, votre mère parle toujours de vous comme d'un chef-d'œuvre. Même si son petit chef-d'œuvre d'antan a été taché par la vie.
Aujourd'hui, je vends à mon tour du rêve. La tache est devenue une bénédiction. La tache est désormais ma tâche. Je prends la pose. Flash. Flash. Puis je retrouve mon visage partout. Je vois des taches partout. Nous voyons tous des taches partout. Pharmacies. Opticiens. Prêt-à-porter et même restaurants. Je vends de la différence à coup de variations colorimétriques. Je vends du rêve et un peu d'espoir pour tous ceux qui ont été tachés par la vie.
Sommes-nous, au final, autre chose que des taches qui traversent la vie ?
-Tâche. Tâche de préserver tes taches. Après tout, une tache, ce n'est jamais bien grave. Ça devrait partir au lavage...
Et quand bien même elle ne partirait pas, c'est la preuve que tu as survécu aux épreuves de la vie et que, pour cette raison, personne ne mérite que tu l'appelles Maître.
Vis.
Vie.
Vite.
Vitiligo.
Vertiligo.