Le docteur Valérie André est une femme d’action. Dès fin de la guerre, à 26 ans, elle s’est portée volontaire pour l'encadrement médical d'une préparation militaire. Elle y a obtenu son brevet parachutiste en damnant le pion à des garçons qui ont brillé dans la résistance. Son intérêt pour l'armée s’en est trouvé décuplé. Elle a décidé de devenir pilote militaire.
Elle se heurte alors à l'interdiction faite aux femmes d'exercer cette fonction. Qu’importe : faute d’être pilote, elle sera militaire. Elle s’engage alors pour rejoindre l’Indochine où les soldats français manquent de médecins.
Mais quand le jeune soldat qui l’attend à l’aéroport découvre avec stupéfaction cet officier féminin et oublie de la saluer, elle comprend que son combat le plus rude sera de convaincre les soldats qu’elle est avant tout médecin avant d’être femme.
Le colonel qui l’accueille à l’hôpital est un homme du passé qui ne peut se faire à la présence d’un capitaine féminin à ses côtés. C’est à peine s’il lève les yeux quand elle se présente à lui. Puis au bout d’une longue minute, il lui dit :
- Je n’aurais jamais cru ça de vous ! Vous avez sauté combien de fois ?
- Douze fois, mon colonel.
- Ah bon... Vraiment, je n’aurais jamais cru qu’une femme...
Valérie a reconnu ce ton de voix. Il lui rappelle ce lieutenant à qui elle avait demandé comment faire pour devenir pilote, qui lui avait répondu avec un sourire narquois : « Vous n’y pensez pas ! Ce n’est pas un métier pour les femmes ! D’autres tâches plus en rapport avec votre féminité vous attendent. »
Elle sait désormais que le machisme est une sorte de seconde nature chez les hommes et qu’elle va devoir en faire son quotidien dans le milieu militaire où il est bien plus ancré qu’ailleurs.
*
L’avion a décollé. Pour la première fois, Valérie va enfin être parachutée.
Elle songe aux huit mois écoulés. Il y a eu sa formation à la chirurgie de guerre. Puis son affectation comme chirurgien dans une antenne chirurgicale. Elle a alors secouru et soigné de nombreux blessés sur le terrain.
Ce matin enfin, on lui a dit qu’elle allait être parachutée sur un poste au cœur de la jungle, où un soldat français atteint d’une grave affection pulmonaire ne peut pas être évacué.
La météo est maussade. Après un vol compliqué, l’avion arrive enfin sur l’objectif. Il trouve une percée dans les nuages et largue les containers. Puis Valérie se jette dans le vide.
Dès qu’elle se pose, elle ôte son casque de saut. En voyant une longue chevelure brune en jaillir, le sergent qui s’est précipité s’arrête net, éberlué.
- Qu’attendez-vous pour aider le docteur ?
Un jeune homme s’est approché d’elle.
- Lieutenant Faivre ! Je suis chargé de vous accueillir. Allons voir notre malade.
Tout en suivant le lieutenant, Valérie découvre le fortin. Tout y a été bâti avec des rondins de bois : le mur d’enceinte, les habitations, les abris de tirs,... Le poste est positionné sur une petite éminence au milieu d’une cuvette entourée de pitons escarpés.
Arrivée à l’infirmerie, elle administre des antibiotiques au malade qui souffre effectivement d’une broncho-pneumonie.
- Le capitaine nous attend, lui annonce alors le lieutenant. Vous verrez, c’est un drôle de bonhomme. Les soldats vietminh l’ont baptisé « le Tigre » : c’est dire la crainte qu’il leur inspire.
L’accueil est chaleureux et la soirée particulière. Les circonstances hors du commun poussent aux confidences.
- Savez-vous, madame, que pour rejoindre ce poste il faut cinq jours de voyage à dos de mulet ? Et pourtant, vous n’êtes pas la première femme blanche à en fouler le sol.
- Ah oui ? Et qui était-ce ?
- Ma mère ! Je lui avais promis un jour que quand je commanderais une compagnie, je la lui ferais visiter. Aussi, quand elle a su que j’avais pris un commandement, elle m’a écrit qu’elle me rejoignait au Laos par le premier avion.
- Et elle est venue jusqu’ici !
- Qu’auriez-vous fait à ma place ? Elle avait parcouru des milliers de kilomètres pour me voir en ce lieu. Je l’ai alors récupérée à l’aéroport, je l’ai équipée avec des vêtements adaptés et je l’ai fait monter sur un mulet. Le chef du village s’est fait un plaisir de l’accueillir dans sa demeure. Elle a visité le poste le lendemain, puis est restée encore cinq jours à vivre au milieu des paysans, avant de repartir. Un mois plus tard, j’ai reçu cette carte. Tenez, lisez-là.
La carte représente une vallée entourée de hautes collines sur lesquelles sont posées quelques maisons. Au dos est écrit :
Mon chéri, merci pour ce moment de bonheur que tu m’as fait partager au milieu de ces paysans si accueillants. Veille bien sur eux et sur toi.
Ta maman. Valérie.
- Oui, Valérie. C’est aussi le prénom de ma mère. C’est un incroyable hasard, vous ne trouvez pas ?
Valérie sourit. Puis elle le regarde droit dans les yeux et lui répond :
- Je ne crois pas au hasard, mon capitaine. Selon moi, c’est juste Dieu qui se promène incognito.
*
Valérie avait prévu de rester cinq jours. Mais dans les villages il se dit que « la femme-descendue-du-ciel » serait également un docteur. La file des personnes à soigner s’allonge rapidement. Elle décide donc de prolonger son séjour.
C’est alors que des soldats sont atteints du typhus des broussailles, une maladie mortelle si elle est mal soignée. Un message est aussitôt envoyé par radio. Le lendemain, un container de médicaments est largué sur le poste. Elle prolonge à nouveau son séjour.
Quinze jours plus tard, c’est avec un petit pincement au cœur que Valérie quitte enfin le poste avec vingt soldats laotiens.
Il pleut à verse mais son cheval est solide. Il ne craint ni les pentes glissantes, ni les raidillons qu’il grimpe allégrement, ni les étendues de rizières infestées de sangsues que Valérie doit arracher de ses jambes pigmentées de suçons sanguinolents.
Au bout de deux journées harassantes, la petite troupe parvient au poste de Muong Ngame où de nombreux malades l’attendent déjà devant l’infirmerie.
Puis prévenus de son arrivée, les notables du village l’invitent à partager avec eux le « bâssi » traditionnel. Valérie est contrainte de se plier à ce rite. Pour faire honneur à leur invité, chacun aspire à satiété dans une jarre à l’aide d’une tige en bambou ce breuvage à base d’alcool de riz si délicieux qu’on est vite tenté d’en consommer plus que de raison.
Le lendemain matin, elle ne se souvient de rien. Mais le goût pâteux qui lui assèche la bouche et le mal de crâne qui lui écrase la tête gâchent quelque peu les adieux chaleureux des villageois qui se sont regroupés pour lui souhaiter bon chemin.
Désormais, les rivières à traverser sont nombreuses. Il leur faut alors utiliser des pirogues et construire des radeaux de fortune, ou emprunter des sortes de ponts de singe sommairement garnis de planches, dont la traversée est peu appréciée de son cheval.
Ils arrivent enfin à Tha Thom, un bourg fait de maisons en pierres et aux rues animées. Une surprise l’y attend : « Le Tigre » est là. Il l’accueille avec des officiers et l’invite à passer la soirée en compagnie des notables. Ils ont fait préparer un festin en son honneur. Désormais prévenue du danger du « bâssi », Valérie se contente de faire semblant de boire l’envoûtante boisson.
Le lendemain, la dernière étape lui paraît presque comme une formalité, en dépit de la chaleur accablante qui lui brûle la nuque et les épaules, et des piqures des moustiques qui ne cessent de l’assaillir.
À Xieng Khouang, les adieux de Valérie à la troupe sont émouvants, mais brefs. Puis elle rejoint l’hôpital pour signaler au plus vite son retour et se préparer à relever un nouveau défi : devenir pilote d’hélicoptère sanitaire.
*
Ce récit est en partie fiction, mais Valérie André a vraiment existé. Elle a aujourd’hui 99 ans. Elle a été la première femme :
- à piloter un hélicoptère et à totaliser 129 vols opérationnels et 165 évacuations de blessés.
- à être nommée générale.
- à être élevée à la dignité de Grand-croix dans l'ordre de la Légion d'Honneur.
Elle se heurte alors à l'interdiction faite aux femmes d'exercer cette fonction. Qu’importe : faute d’être pilote, elle sera militaire. Elle s’engage alors pour rejoindre l’Indochine où les soldats français manquent de médecins.
Mais quand le jeune soldat qui l’attend à l’aéroport découvre avec stupéfaction cet officier féminin et oublie de la saluer, elle comprend que son combat le plus rude sera de convaincre les soldats qu’elle est avant tout médecin avant d’être femme.
Le colonel qui l’accueille à l’hôpital est un homme du passé qui ne peut se faire à la présence d’un capitaine féminin à ses côtés. C’est à peine s’il lève les yeux quand elle se présente à lui. Puis au bout d’une longue minute, il lui dit :
- Je n’aurais jamais cru ça de vous ! Vous avez sauté combien de fois ?
- Douze fois, mon colonel.
- Ah bon... Vraiment, je n’aurais jamais cru qu’une femme...
Valérie a reconnu ce ton de voix. Il lui rappelle ce lieutenant à qui elle avait demandé comment faire pour devenir pilote, qui lui avait répondu avec un sourire narquois : « Vous n’y pensez pas ! Ce n’est pas un métier pour les femmes ! D’autres tâches plus en rapport avec votre féminité vous attendent. »
Elle sait désormais que le machisme est une sorte de seconde nature chez les hommes et qu’elle va devoir en faire son quotidien dans le milieu militaire où il est bien plus ancré qu’ailleurs.
*
L’avion a décollé. Pour la première fois, Valérie va enfin être parachutée.
Elle songe aux huit mois écoulés. Il y a eu sa formation à la chirurgie de guerre. Puis son affectation comme chirurgien dans une antenne chirurgicale. Elle a alors secouru et soigné de nombreux blessés sur le terrain.
Ce matin enfin, on lui a dit qu’elle allait être parachutée sur un poste au cœur de la jungle, où un soldat français atteint d’une grave affection pulmonaire ne peut pas être évacué.
La météo est maussade. Après un vol compliqué, l’avion arrive enfin sur l’objectif. Il trouve une percée dans les nuages et largue les containers. Puis Valérie se jette dans le vide.
Dès qu’elle se pose, elle ôte son casque de saut. En voyant une longue chevelure brune en jaillir, le sergent qui s’est précipité s’arrête net, éberlué.
- Qu’attendez-vous pour aider le docteur ?
Un jeune homme s’est approché d’elle.
- Lieutenant Faivre ! Je suis chargé de vous accueillir. Allons voir notre malade.
Tout en suivant le lieutenant, Valérie découvre le fortin. Tout y a été bâti avec des rondins de bois : le mur d’enceinte, les habitations, les abris de tirs,... Le poste est positionné sur une petite éminence au milieu d’une cuvette entourée de pitons escarpés.
Arrivée à l’infirmerie, elle administre des antibiotiques au malade qui souffre effectivement d’une broncho-pneumonie.
- Le capitaine nous attend, lui annonce alors le lieutenant. Vous verrez, c’est un drôle de bonhomme. Les soldats vietminh l’ont baptisé « le Tigre » : c’est dire la crainte qu’il leur inspire.
L’accueil est chaleureux et la soirée particulière. Les circonstances hors du commun poussent aux confidences.
- Savez-vous, madame, que pour rejoindre ce poste il faut cinq jours de voyage à dos de mulet ? Et pourtant, vous n’êtes pas la première femme blanche à en fouler le sol.
- Ah oui ? Et qui était-ce ?
- Ma mère ! Je lui avais promis un jour que quand je commanderais une compagnie, je la lui ferais visiter. Aussi, quand elle a su que j’avais pris un commandement, elle m’a écrit qu’elle me rejoignait au Laos par le premier avion.
- Et elle est venue jusqu’ici !
- Qu’auriez-vous fait à ma place ? Elle avait parcouru des milliers de kilomètres pour me voir en ce lieu. Je l’ai alors récupérée à l’aéroport, je l’ai équipée avec des vêtements adaptés et je l’ai fait monter sur un mulet. Le chef du village s’est fait un plaisir de l’accueillir dans sa demeure. Elle a visité le poste le lendemain, puis est restée encore cinq jours à vivre au milieu des paysans, avant de repartir. Un mois plus tard, j’ai reçu cette carte. Tenez, lisez-là.
La carte représente une vallée entourée de hautes collines sur lesquelles sont posées quelques maisons. Au dos est écrit :
Mon chéri, merci pour ce moment de bonheur que tu m’as fait partager au milieu de ces paysans si accueillants. Veille bien sur eux et sur toi.
Ta maman. Valérie.
- Oui, Valérie. C’est aussi le prénom de ma mère. C’est un incroyable hasard, vous ne trouvez pas ?
Valérie sourit. Puis elle le regarde droit dans les yeux et lui répond :
- Je ne crois pas au hasard, mon capitaine. Selon moi, c’est juste Dieu qui se promène incognito.
*
Valérie avait prévu de rester cinq jours. Mais dans les villages il se dit que « la femme-descendue-du-ciel » serait également un docteur. La file des personnes à soigner s’allonge rapidement. Elle décide donc de prolonger son séjour.
C’est alors que des soldats sont atteints du typhus des broussailles, une maladie mortelle si elle est mal soignée. Un message est aussitôt envoyé par radio. Le lendemain, un container de médicaments est largué sur le poste. Elle prolonge à nouveau son séjour.
Quinze jours plus tard, c’est avec un petit pincement au cœur que Valérie quitte enfin le poste avec vingt soldats laotiens.
Il pleut à verse mais son cheval est solide. Il ne craint ni les pentes glissantes, ni les raidillons qu’il grimpe allégrement, ni les étendues de rizières infestées de sangsues que Valérie doit arracher de ses jambes pigmentées de suçons sanguinolents.
Au bout de deux journées harassantes, la petite troupe parvient au poste de Muong Ngame où de nombreux malades l’attendent déjà devant l’infirmerie.
Puis prévenus de son arrivée, les notables du village l’invitent à partager avec eux le « bâssi » traditionnel. Valérie est contrainte de se plier à ce rite. Pour faire honneur à leur invité, chacun aspire à satiété dans une jarre à l’aide d’une tige en bambou ce breuvage à base d’alcool de riz si délicieux qu’on est vite tenté d’en consommer plus que de raison.
Le lendemain matin, elle ne se souvient de rien. Mais le goût pâteux qui lui assèche la bouche et le mal de crâne qui lui écrase la tête gâchent quelque peu les adieux chaleureux des villageois qui se sont regroupés pour lui souhaiter bon chemin.
Désormais, les rivières à traverser sont nombreuses. Il leur faut alors utiliser des pirogues et construire des radeaux de fortune, ou emprunter des sortes de ponts de singe sommairement garnis de planches, dont la traversée est peu appréciée de son cheval.
Ils arrivent enfin à Tha Thom, un bourg fait de maisons en pierres et aux rues animées. Une surprise l’y attend : « Le Tigre » est là. Il l’accueille avec des officiers et l’invite à passer la soirée en compagnie des notables. Ils ont fait préparer un festin en son honneur. Désormais prévenue du danger du « bâssi », Valérie se contente de faire semblant de boire l’envoûtante boisson.
Le lendemain, la dernière étape lui paraît presque comme une formalité, en dépit de la chaleur accablante qui lui brûle la nuque et les épaules, et des piqures des moustiques qui ne cessent de l’assaillir.
À Xieng Khouang, les adieux de Valérie à la troupe sont émouvants, mais brefs. Puis elle rejoint l’hôpital pour signaler au plus vite son retour et se préparer à relever un nouveau défi : devenir pilote d’hélicoptère sanitaire.
*
Ce récit est en partie fiction, mais Valérie André a vraiment existé. Elle a aujourd’hui 99 ans. Elle a été la première femme :
- à piloter un hélicoptère et à totaliser 129 vols opérationnels et 165 évacuations de blessés.
- à être nommée générale.
- à être élevée à la dignité de Grand-croix dans l'ordre de la Légion d'Honneur.