Top ! On plonge.
Les autres filles plongent. Moi, je descends. A pic. Au fond. Un coup de pied, hop ! je remonte. Peut-être, dans le secret obscur de ma « boîte noire », un lointain souvenir est-il remonté aussi.
Je vais avoir 4 ans et j'apprends à nager à Limoges, au complexe aquatique Christine Caron. Cette piscine ne doit pas être bien plus vieille que moi. Je ne me souviens de rien. Comment je me sentais tous les samedis en allant prendre mon cours, est-ce qu'il faisait un peu froid, les autres enfants, la couleur de mon maillot... Il y avait un portique, une sorte de balançoire qui affleurait l'eau. On était allongé dessus et on devait faire de notre mieux pour reproduire les mouvements que nous montrait le moniteur au bord du bassin, debout. Je me souviens de mes mains jointes sous mon menton et que je devais envoyer le plus loin devant les bras bien tendus. Droit devant ! Puis on devait les ramener en les écartant largement. Je m'arrachais presque le menton à chaque fois. Envie de faire parfaitement.
Envie de se dépasser, comme si on ne s'appartenait plus.
Vint le jour où je devais faire le tour du grand bain en me tenant si besoin au bord en cas de fatigue. On m'avait permis de garder ma bouée. Dégonflée. Où suis-je allée pêcher l'idée que c'était mieux si je le faisais le plus vite possible et sans me tenir ? Sans doute l'envie de faire plaisir au moniteur. Et à mon père. Je me suis lancée, de tout mon cœur. A l'arrivée, le moniteur semble parfaitement content de moi et m'annonce que je vais pouvoir passer mon brevet des 25m. Seulement, je dois enlever ma bouée. Je ne peux pas ! je ne sais pas si je ne veux pas, ce qui est sûr, c'est que c'est impossible. Je ne sais pas si ça a pris du temps, ou s'il s'est très vite mis en colère, toujours est-il que je me suis sentie empoignée fermement et jetée dans le grand bain. Je reviens en pleurs au bord et monte à l'échelle. Il me ressaisit et me rejette, cette fois la bouée manque de s'échapper. Puis je vais remonter une deuxième fois : je n'ai pas quitté le dernier barreau de l'échelle qu'il me rejette au milieu. Cette fois, la bouée n'a pas tenu. Je coule. A pic.
Puis je remonte.
Le temps de remonter, tout le monde est loin devant. L'arrivée est pathétique.
Si on en croit les « chronos » du dernier entraînement, je devais gagner cette course.
On ne devrait jamais croire les chiffres qui s'affichent, indifférents, sur un chronomètre qui ne mesure pas les battements de nos cœurs.
Je ne sais même pas si j'ai été mécontente, ou rageuse ou honteuse pour moi, de moi. Je devais être comme dématérialisée. Toute entière diluée dans la déception de mon père.
Cette histoire de natation, au départ, semble ne pas me concerner. Je fais ce que papa veut. Et c'est bien normal que papa veuille inscrire dans un club de natation ses enfants, lui qui, tout en habitant au bord de la mer, n'avait jamais appris à nager.
Moi, je voulais faire de la danse.
Une question se pose : avais-je vraiment envie de réussir ? Avais-je vraiment envie d'être en haut du podium ? Briller de mille feux ?
Seule persiste cette sensation de vive brûlure : j'avais déçu mon père. L'expérience de la bouée, un jour de mars 1965 avait semé une petite graine de peur, elle avait germé et venait de me jeter dans l'eau, 5 ans plus tard, tremblante de ce qu'il y avait sur mes épaules.
Je ne méritais que l'ombre.
J'avais besoin de l'ombre. Bien à l'abri, cachée, on allait peut-être me laisser tranquille, ne plus me demander des choses impossibles à réaliser. On allait enfin ne plus rien attendre de moi.
J'ai grandi à l'ombre. Cela me rassurait. Au moins, pouvais-je tenter quelque chose, essayer de remonter mais sans aller tout en haut. Juste essayer.
Comme si, comme si.
Comme si au sommet, il ne pouvait y avoir qu'une redescente vertigineuse, plus douloureuse, mortelle même. Je l'avais connue cette chute. Il y avait eu le bonheur immense. Mais alors que j'allais avoir six ans, mon grand-père est mort. Les lumières s'étaient éteintes. Le rideau était tombé. Mon théâtre avait fermé.
Alors devenir la championne, à neuf ans. Même pour porter haut les couleurs de mon club avignonnais, ce n'était pas possible. Il n'y avait plus de lumière.
J'ai grandi dans les coulisses. Je n'étais pas seule. Il y avait les amis. L'amitié qui partage les secrets, les indignations (pourquoi cette maîtresse torture-t-elle cette petite fille qui est la sienne au point que figée au tableau on voit sur ses jambes nues dégouliner une rigole luisante), les rêves chuchotés, et ces promenades où, déjà, nous discutions « littérature » à notre façon d'enfant en comparant les mérites des Petites filles modèles et des Malheurs de Sophie. Amitiés premières, amitiés de primaire qui préfiguraient celles qui viendraient plus tard. Elles ouvraient la voie, et je découvrais ma voix. Doucement, la lumière est revenue, comme dans la nuit, quand les nuages s'effacent peu à peu laissant la place aux étoiles. Petit à petit j'ai découvert ce pour quoi j'étais faite : répandre ce bonheur immense du début.
Aujourd'hui, je ne suis plus dans l'eau. Ma place est au bord. Attentive, j'encourage ceux qui nagent. Du tout petit qui découvre cet élément merveilleux dans lequel on se glisse avec délice au plus grand qui va gagner ses premières courses. Un sourire, un mot, la respiration qui entraîne le corps à ne faire plus qu'un avec le mouvement et l'eau. Parfois, je vais dans le petit bain, parce qu'un plus timide, tout crispé, n'arrive pas à trouver du plaisir. Peut-être qu'un papa rêve pour lui. Alors je lui donne la main, j'essaie de lui transmettre ce bien être que l'on ressent à se laisser flotter.
Aux compétitions, petites et grandes, je suis là. Encourager, féliciter et trouver les mots pour ceux qui ont perdu un jour et qui apprendront que l'on se relève de ses échecs.
Je fais partie de l'équipe, de toutes ces personnes, qui, à côté des champions, les accompagnent afin qu'ils puissent réaliser ce pour quoi ils sont faits.
Je suis une passeuse, tout simplement.
Les autres filles plongent. Moi, je descends. A pic. Au fond. Un coup de pied, hop ! je remonte. Peut-être, dans le secret obscur de ma « boîte noire », un lointain souvenir est-il remonté aussi.
Je vais avoir 4 ans et j'apprends à nager à Limoges, au complexe aquatique Christine Caron. Cette piscine ne doit pas être bien plus vieille que moi. Je ne me souviens de rien. Comment je me sentais tous les samedis en allant prendre mon cours, est-ce qu'il faisait un peu froid, les autres enfants, la couleur de mon maillot... Il y avait un portique, une sorte de balançoire qui affleurait l'eau. On était allongé dessus et on devait faire de notre mieux pour reproduire les mouvements que nous montrait le moniteur au bord du bassin, debout. Je me souviens de mes mains jointes sous mon menton et que je devais envoyer le plus loin devant les bras bien tendus. Droit devant ! Puis on devait les ramener en les écartant largement. Je m'arrachais presque le menton à chaque fois. Envie de faire parfaitement.
Envie de se dépasser, comme si on ne s'appartenait plus.
Vint le jour où je devais faire le tour du grand bain en me tenant si besoin au bord en cas de fatigue. On m'avait permis de garder ma bouée. Dégonflée. Où suis-je allée pêcher l'idée que c'était mieux si je le faisais le plus vite possible et sans me tenir ? Sans doute l'envie de faire plaisir au moniteur. Et à mon père. Je me suis lancée, de tout mon cœur. A l'arrivée, le moniteur semble parfaitement content de moi et m'annonce que je vais pouvoir passer mon brevet des 25m. Seulement, je dois enlever ma bouée. Je ne peux pas ! je ne sais pas si je ne veux pas, ce qui est sûr, c'est que c'est impossible. Je ne sais pas si ça a pris du temps, ou s'il s'est très vite mis en colère, toujours est-il que je me suis sentie empoignée fermement et jetée dans le grand bain. Je reviens en pleurs au bord et monte à l'échelle. Il me ressaisit et me rejette, cette fois la bouée manque de s'échapper. Puis je vais remonter une deuxième fois : je n'ai pas quitté le dernier barreau de l'échelle qu'il me rejette au milieu. Cette fois, la bouée n'a pas tenu. Je coule. A pic.
Puis je remonte.
Le temps de remonter, tout le monde est loin devant. L'arrivée est pathétique.
Si on en croit les « chronos » du dernier entraînement, je devais gagner cette course.
On ne devrait jamais croire les chiffres qui s'affichent, indifférents, sur un chronomètre qui ne mesure pas les battements de nos cœurs.
Je ne sais même pas si j'ai été mécontente, ou rageuse ou honteuse pour moi, de moi. Je devais être comme dématérialisée. Toute entière diluée dans la déception de mon père.
Cette histoire de natation, au départ, semble ne pas me concerner. Je fais ce que papa veut. Et c'est bien normal que papa veuille inscrire dans un club de natation ses enfants, lui qui, tout en habitant au bord de la mer, n'avait jamais appris à nager.
Moi, je voulais faire de la danse.
Une question se pose : avais-je vraiment envie de réussir ? Avais-je vraiment envie d'être en haut du podium ? Briller de mille feux ?
Seule persiste cette sensation de vive brûlure : j'avais déçu mon père. L'expérience de la bouée, un jour de mars 1965 avait semé une petite graine de peur, elle avait germé et venait de me jeter dans l'eau, 5 ans plus tard, tremblante de ce qu'il y avait sur mes épaules.
Je ne méritais que l'ombre.
J'avais besoin de l'ombre. Bien à l'abri, cachée, on allait peut-être me laisser tranquille, ne plus me demander des choses impossibles à réaliser. On allait enfin ne plus rien attendre de moi.
J'ai grandi à l'ombre. Cela me rassurait. Au moins, pouvais-je tenter quelque chose, essayer de remonter mais sans aller tout en haut. Juste essayer.
Comme si, comme si.
Comme si au sommet, il ne pouvait y avoir qu'une redescente vertigineuse, plus douloureuse, mortelle même. Je l'avais connue cette chute. Il y avait eu le bonheur immense. Mais alors que j'allais avoir six ans, mon grand-père est mort. Les lumières s'étaient éteintes. Le rideau était tombé. Mon théâtre avait fermé.
Alors devenir la championne, à neuf ans. Même pour porter haut les couleurs de mon club avignonnais, ce n'était pas possible. Il n'y avait plus de lumière.
J'ai grandi dans les coulisses. Je n'étais pas seule. Il y avait les amis. L'amitié qui partage les secrets, les indignations (pourquoi cette maîtresse torture-t-elle cette petite fille qui est la sienne au point que figée au tableau on voit sur ses jambes nues dégouliner une rigole luisante), les rêves chuchotés, et ces promenades où, déjà, nous discutions « littérature » à notre façon d'enfant en comparant les mérites des Petites filles modèles et des Malheurs de Sophie. Amitiés premières, amitiés de primaire qui préfiguraient celles qui viendraient plus tard. Elles ouvraient la voie, et je découvrais ma voix. Doucement, la lumière est revenue, comme dans la nuit, quand les nuages s'effacent peu à peu laissant la place aux étoiles. Petit à petit j'ai découvert ce pour quoi j'étais faite : répandre ce bonheur immense du début.
Aujourd'hui, je ne suis plus dans l'eau. Ma place est au bord. Attentive, j'encourage ceux qui nagent. Du tout petit qui découvre cet élément merveilleux dans lequel on se glisse avec délice au plus grand qui va gagner ses premières courses. Un sourire, un mot, la respiration qui entraîne le corps à ne faire plus qu'un avec le mouvement et l'eau. Parfois, je vais dans le petit bain, parce qu'un plus timide, tout crispé, n'arrive pas à trouver du plaisir. Peut-être qu'un papa rêve pour lui. Alors je lui donne la main, j'essaie de lui transmettre ce bien être que l'on ressent à se laisser flotter.
Aux compétitions, petites et grandes, je suis là. Encourager, féliciter et trouver les mots pour ceux qui ont perdu un jour et qui apprendront que l'on se relève de ses échecs.
Je fais partie de l'équipe, de toutes ces personnes, qui, à côté des champions, les accompagnent afin qu'ils puissent réaliser ce pour quoi ils sont faits.
Je suis une passeuse, tout simplement.