« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. » C’était donc le début imposé du concours de nouvelle auquel son amie l’avait inscrite. Un défi qu’elle avait relevé en riant, autour d’un verre, sans se douter de ce qui l’attendait. Face à l’écran, elle éprouvait à présent toutes les peines du monde à se lancer. La feuille était restée vierge, les mots fantômes. Quelle ironie ! Elle qui avait toujours pensée être créative, elle qui s’était toujours imaginée autrice un jour... Zola, Murakami, Yourcenar, elle les avait tous dévorés, dans un coin du canapé, roulée en boule en attendant son tour. Celui de noircir des pages, de pleurer avec ses personnages, de voir son nom scintiller sur une couverture en lettres dorées.
Et pourtant. Maintenant, assise à son bureau, rien ne lui venait. Aucune intrigue, aucun fil rouge. Que pouvait-on bien faire dans le noir ? Et pourquoi aurait-on les yeux fermés ? Il y avait dans cette amorce quelque chose d’énigmatique et d’intellectuel, quelque chose qu’elle ne parvenait pas à saisir. En lui donnant corps, n’enlèverait-elle pas justement ce qui la rendait si magique ? C’était l’ouverture de tous les possibles. « A priori ça paraît sombre, pourquoi pas le début d’une histoire triste ». Par exemple, une femme qui abandonnait ses enfants, mue par le désespoir et par une vie passée à tenter de joindre les deux bouts. Elle en avait vu et revu, des parcours marqués par la misère, dans les articles lus pour l’université. D’une jeune fille insoucieuse, elle s’était transformée en une véritable militante depuis quelques semestres. Elle se l’était alors promis : lorsqu’elle l’écrira, ce sera un texte engagé, une plume assassine, un système dépeint avec acuité. La Zola des temps moderne, dont les verbes porteraient atteinte aux pires ignominies de la société. Le J’accuse 2.0. Mais d’abord, il fallait trouver un fil juste. Et elle n’était pas inspirée.
En réalité, le problème était complexe. Du haut de sa vingtaine, elle ne se sentait pas capable d’écrire pour la veuve et l’orphelin. Comment trouver les mots justes, quand elle n’avait connu ni guerre ni viol, ni famine ni dépouillement ? Murakami l’avait dit, au lieu de se comparer avec les générations précédentes, il fallait simplement ouvrir ses propres tiroirs. Elle avait tenté de suivre ces conseils. Depuis ce matin, ses pensées vagabondaient dans tous les sens. Elle avait balayé du regard chaque recoin de son bureau, de ses livres jetés pêle-mêle à ses stylos aux capuchons dépareillés. La matérialité d’une vie universitaire. Oui, elle pourrait peut-être écrire sur ce domaine qu’elle connaissait bien. Lorsqu’elle observait ses pairs, cette atmosphère, ce microcosme, elle se disait qu’il y avait bien matière à un roman entier. Mais il était bien difficile d’écrire sur le réel : plus elle s’en approchait, plus elle avait la sensation d’être bridée. Les personnages commençaient à prendre la figure de ses proches, les scènes ressemblaient à des souvenirs, en bref, l’écrit imitait le quotidien. Non, l’exercice ne lui plaisait pas.
Ce qu’elle recherchait dans l’art, c’était la liberté, la créativité et l’évasion. Depuis l’enfance, livres et images avaient façonné son monde intérieur. Elle en était convaincue : il n’y avait aucune autre expression aussi unique, personnelle et capable de dépasser le réel. Une expression dotée d’une puissance que la sécheresse des analyses intellectuelles ne pouvait égaler. Alors elle s’interrogea : est-ce que l’université était la juste voie ? Pourquoi n’avait-elle pas opté pour un sentier plus pentu, un chemin plus bohémien. Amoureuse des mots, elle redoutait également leur puissance. Se dressant dans son superbe, l’art sublimait le réel et la réalité dénudée devenait alors fade et décoloré. Dans des moments d’égarement, elle s’identifiait au prince oriental de Yourcenar, déçu en constatant que le monde n’aura jamais les couleurs de Wang-Fo. Écrire, n’était-ce pas pareil ? Serait-ce aussi prendre un risque, celui de rendre le réel moins beau ? Au bout du compte, elle n’était plus très sûre de vouloir se lancer, maintenant.
Et voilà. Elle venait de passer deux bonnes heures devant une feuille blanche. Ça y est, elle vivait sa première panne d’écriture. Panne sans avoir rien écrit, panne avant d’avoir commencé. Parlait-on encore de « panne », dans ce cas ? Rien d’autre qu’un faux départ. Elle s’avoua vaincue. Elle s’y remettra, peut-être, si elle réussissait à triompher de ses pensées rebelles. Alors elle parviendra éventuellement à résoudre l’amorce énigmatique. À lui donner suite. Et peut-être même qu’elle parviendra à y glisser un peu de chacun de ses trois auteurs préférés. Qui sait.
Et pourtant. Maintenant, assise à son bureau, rien ne lui venait. Aucune intrigue, aucun fil rouge. Que pouvait-on bien faire dans le noir ? Et pourquoi aurait-on les yeux fermés ? Il y avait dans cette amorce quelque chose d’énigmatique et d’intellectuel, quelque chose qu’elle ne parvenait pas à saisir. En lui donnant corps, n’enlèverait-elle pas justement ce qui la rendait si magique ? C’était l’ouverture de tous les possibles. « A priori ça paraît sombre, pourquoi pas le début d’une histoire triste ». Par exemple, une femme qui abandonnait ses enfants, mue par le désespoir et par une vie passée à tenter de joindre les deux bouts. Elle en avait vu et revu, des parcours marqués par la misère, dans les articles lus pour l’université. D’une jeune fille insoucieuse, elle s’était transformée en une véritable militante depuis quelques semestres. Elle se l’était alors promis : lorsqu’elle l’écrira, ce sera un texte engagé, une plume assassine, un système dépeint avec acuité. La Zola des temps moderne, dont les verbes porteraient atteinte aux pires ignominies de la société. Le J’accuse 2.0. Mais d’abord, il fallait trouver un fil juste. Et elle n’était pas inspirée.
En réalité, le problème était complexe. Du haut de sa vingtaine, elle ne se sentait pas capable d’écrire pour la veuve et l’orphelin. Comment trouver les mots justes, quand elle n’avait connu ni guerre ni viol, ni famine ni dépouillement ? Murakami l’avait dit, au lieu de se comparer avec les générations précédentes, il fallait simplement ouvrir ses propres tiroirs. Elle avait tenté de suivre ces conseils. Depuis ce matin, ses pensées vagabondaient dans tous les sens. Elle avait balayé du regard chaque recoin de son bureau, de ses livres jetés pêle-mêle à ses stylos aux capuchons dépareillés. La matérialité d’une vie universitaire. Oui, elle pourrait peut-être écrire sur ce domaine qu’elle connaissait bien. Lorsqu’elle observait ses pairs, cette atmosphère, ce microcosme, elle se disait qu’il y avait bien matière à un roman entier. Mais il était bien difficile d’écrire sur le réel : plus elle s’en approchait, plus elle avait la sensation d’être bridée. Les personnages commençaient à prendre la figure de ses proches, les scènes ressemblaient à des souvenirs, en bref, l’écrit imitait le quotidien. Non, l’exercice ne lui plaisait pas.
Ce qu’elle recherchait dans l’art, c’était la liberté, la créativité et l’évasion. Depuis l’enfance, livres et images avaient façonné son monde intérieur. Elle en était convaincue : il n’y avait aucune autre expression aussi unique, personnelle et capable de dépasser le réel. Une expression dotée d’une puissance que la sécheresse des analyses intellectuelles ne pouvait égaler. Alors elle s’interrogea : est-ce que l’université était la juste voie ? Pourquoi n’avait-elle pas opté pour un sentier plus pentu, un chemin plus bohémien. Amoureuse des mots, elle redoutait également leur puissance. Se dressant dans son superbe, l’art sublimait le réel et la réalité dénudée devenait alors fade et décoloré. Dans des moments d’égarement, elle s’identifiait au prince oriental de Yourcenar, déçu en constatant que le monde n’aura jamais les couleurs de Wang-Fo. Écrire, n’était-ce pas pareil ? Serait-ce aussi prendre un risque, celui de rendre le réel moins beau ? Au bout du compte, elle n’était plus très sûre de vouloir se lancer, maintenant.
Et voilà. Elle venait de passer deux bonnes heures devant une feuille blanche. Ça y est, elle vivait sa première panne d’écriture. Panne sans avoir rien écrit, panne avant d’avoir commencé. Parlait-on encore de « panne », dans ce cas ? Rien d’autre qu’un faux départ. Elle s’avoua vaincue. Elle s’y remettra, peut-être, si elle réussissait à triompher de ses pensées rebelles. Alors elle parviendra éventuellement à résoudre l’amorce énigmatique. À lui donner suite. Et peut-être même qu’elle parviendra à y glisser un peu de chacun de ses trois auteurs préférés. Qui sait.