Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. C'était le temps de l'indicible et des mots suspendus, c'était l'instant de décision.
J'avais enfilé une chemise, pas la mienne, sa chemise à lui. Un nœud dans la gorge, les mains tremblantes, j'ai pris la route : celle qui me mènerait vers le calme et la douceur des champs de son enfance.
Tout remontait à une soirée de décembre ou janvier 1996, - je n'ose plus demander la date exacte, au cœur d'une ville moyenne de l'Est de la France - Reims. Ma mère suivait mon père en voiture, lui sur sa moto, quand un homme ivre s'est jeté sur lui à la sortie d'une intersection. Personne n'a jamais su me raconter cet événement, et les caméras n'étaient pas démocratisées comme elles le sont aujourd'hui.
Mon grand-père maternel pouvait encore, en revanche, me raconter jusqu'à sa mort l'effort employé pour ramener l'Africa Twin de mon père jusqu'à son appartement, trois kilomètres plus loin. Deux cents kilos de ferrailles inertes, qui finiront par pourrir au fond du Palais de Justice en attendant un procès qui n'aura pas lieu, cela semble marquer les muscles mais bien plus, l'esprit.
La mémoire traumatique de ma mère s'est occupée du reste de l'action, et comme on oublie un mauvais film, elle ne se souvient que du feu vert auquel elle a redémarré à la suite de mon père, et de l'arrivée à l'hôpital. Le choc, le crash, le sang, les pompiers : rien de tout cela n'est resté en elle.
Paradoxalement, mon père, dans le coma, a vécu une vie à part entière, dont il se souvient, mais sur laquelle il n'a jamais laissé échapper aucun mot. Comme tous les pères que j'ai pu côtoyer d'ailleurs, comme un leitmotiv ou un éternel refrain, les pères ne parlent pas, et se plaignent par la suite de ne pas être entendus.
Lors d'une overdose médicamenteuse, en novembre 2021, j'ai compris pourquoi l'on tait cette vie que l'on passe dans un autre monde. Quand le corps inerte se meurt et que le cerveau prend le relais pour nous faire vivre. Quelques heures de coma m'ont plongé dans les yeux d'un cerf durant une partie de chasse. Je m'en souviens comme si c'était hier et chaque jour je me demande si je n'étais pas réellement ce cerf. Papa, dis moi, qu'as-tu vécu pendant tes heures inconscientes ?
Je suis née de cela donc : d'un chaos qui aurait dû conduire au néant, et qui donna la vie.
J'aime dater ma naissance, non pas d'un jour de juillet 1998, mais d'années précédentes. Je suis née d'une fracture, plutôt d'une dizaine de fractures. De plusieurs pneumothorax, d'hémorragies qui noient le corps de l'intérieur dans son propre flux vital. De brûlures, de la peau déchirée, râpée sur le sol, de chair que l'on retrouve prise dans le bitume. Je suis née à la suite d'un accident de moto.
Ma mère n'avait jamais voulu faire d'enfant, et je la comprends. Dans ma famille, les garçons naissent avec une, ou des malformations les conduisant inévitablement à la mort – nous sommes une famille de femmes. La première fois qu'elle a exprimé auprès de ma grand-mère son potentiel désir d'avoir un enfant, sa seule réponse fut « Tu ne le ramène pas à la maison si c'est un garçon ». Il a donc fallu que mon père frôle la mort pour que je vois le jour.
J'étais la chair de sa chair, pourtant si indésirable auparavant. Mais cette vie est-elle désirée, et à quoi a-t-elle menée finalement ?
Échangeant un jour avec ma mère, une fois devenue adulte, celle-ci qui avait toujours été très transparente, m'avoua que « sans l'accident de mon père », je ne serais peut-être « pas de ce monde ». Comme un train percute un suicidaire, le conte de fée d'une enfant venue au monde par la force d'un accident se retournait brutalement contre moi. Et si, depuis le début, j'avais mésinterprété l'histoire ? J'étais née d'un accident, mais peut-être moi-même étais-je également un accident.
Pas une capote craquée, pas la rencontre d'une soirée, pas ce genre d'accident. Je parle ici de l'accident de décision, quand les émotions débordent de la raison. Quand acculé, dos au mur, on se sent obligé, contraint. Quand le choix semble inévitable et qu'il est mauvais.
« Pas de ce monde », c'est donc le train qui percute le désormais suicidé, le démembre et fait vomir les nouveaux agents de la SNCF chargés de vérifier que la locomotive n'a subi aucun dégâts. « Pas de ce monde » c'était la paraphe finale de ma vie.
Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. C'était le temps de l'indicible et des mots suspendus, c'était l'instant de décision.
Une minute, c'est ce qu'il a fallu à mon corps, désormais conscient de l'ironie de son existence pour décider d'en terminer avec tout cela : le bruit, la fureur du mal-être et l'épanchement du désespoir qui inonde l'esprit perpétuellement.
Une minute en revanche, c'est ce qu'il n'a pas fallu à mes mains moites pour nouer la corde autour de mon cou. Une minute c'est ce qu'il n'a pas fallu à mes pas pour me guider à un arbre assez solide pour me supporter. Une minute, c'est ce qu'il n'a pas fallu à mes souffles pour cesser. Une minute, ce n'est pas suffisant pour extraire d'un corps sa volonté de lutter. Les pieds qui pendent dans le vide, les yeux exorbités de sang, la langue happant l'air ambiant qui ne passe pourtant plus la limite de la gorge.
Mais ces minutes de lutte, valaient au fond cette éternité de repos.