Toute histoire commence un jour, quelque part. Celle-ci se déroule un certain mois de mai, à Ngat, petit village de la région du centre du Cameroun. Etamé, comme tous les jeunes de sa génération, du coin, fréquente l’école publique, la seule à une dizaine de kilomètres à la ronde. Pour la plupart d’entre eux, l’école est le lieu où ils restent pour échapper aux corvées domestiques, pendant que les parents, dans leur majorité, y voient une perte de temps et surtout de la main d’œuvre inexploitée pour leurs champs, principale source de subsistance et de revenus des villageois.
Eyenga, la maman d’Etamé, a environ 45 ans dont une bonne dizaine passée à Yaoundé, capitale du pays, dans l’unique but de « se chercher ». N’ayant pas eu l’opportunité d’étudier jusqu’au collège, -elle n’a même pas terminé le cycle primaire- elle s’est jurée de s’investir et tout mettre en œuvre -avec les moyens qui sont les siens- pour que son fils devienne « un blanc ». Puisque la ville ne lui a pas souri, elle est retournée au village pour y cultiver des champs et se consacrer à l’éducation de son unique fils dont le père est inconnu. Elle se doutait bien que les capacités économiques ne lui permettraient guère de l’accompagner bien loin. Ce dernier le lui rend bien. À l’âge de 10 ans, il est au cours élémentaire deuxième année et prépare le certificat d’études primaires. Un vrai petit miracle dans ce village puisque la majorité de ses camarades de classe comptent pratiquement le double de son âge et y sont plus grâce au poids de l’âge, qui oblige le directeur à les faire passer en classe supérieure, que parce qu’ils ont le niveau réel requis pour la classe.
Mr Etoa, directeur de l’école et unique agent de l’état affecté à l’établissement, l’a tout de suite adopté et s’est engagé à le suivre particulièrement. Le jeune Etamé a dès lors bénéficié gratuitement des photocopies de textes du livre de lecture, des conseils et autres gestes d’attention de la part de ce dernier. Tout ceci concourut à le rendre davantage brillant. Eyenga était très fière de son fils, de son « blanc » comme elle l’appelait.
Les conditions d’études étaient très précaires dans cette zone rurale, comme il faut s’y attendre une fois que l’on est sorti des rares zones urbaines pour ce qui est appelé « arrière-pays » : deux niveaux dans une même salle de classe et sous la responsabilité d’un seul enseignant, généralement mal ou pas formé du tout, aucun élève ne possède le quart des manuels au programme, sans compter les longues distances que doivent parcourir les enfants pour rallier l’établissement. Le soir, à la maison, la révision se fait, lorsque l’on trouve du temps, avec des lampes traditionnelles à pétrole, l’énergie électrique demeurant une donnée exogène, un authentique mythe pour la plupart des habitants.
À la sortie des classes d’un soir de vendredi, le directeur demanda à Etamé de l’accompagner dans son bureau pour lui annoncer, ce qui sera selon lui, une très grande nouvelle pour le jeune garçon : la visite prochaine du ministre de l’éducation nationale dans leur école et surtout, le directeur fit savoir à Etamé qu’il recevra le Prix Excellence scolaire des mains du ministre. Le garçon était dans les nuages. Trop de bonnes nouvelles pour lui au même moment. Il n’en croyait pas ses oreilles, ses yeux étincelaient de joie. Evidemment, il ne connaissait pas le ministre, juste son nom pour l’avoir appris à l’école, il ne l’avait jamais vu, pas même en photo. Et maintenant, subitement, il apprend que non seulement il l’aura devant ses yeux, mais aussi il pourra le toucher, le saluer, et par-dessus le marché, il aura le privilège de recevoir un prix de ses mains, directement. Quel honneur ! – se disait-il intérieurement. Le directeur le laissa s’en aller non sans lui faire remarquer qu’il avait beaucoup de chance et qu’il devrait s’en montrer digne et savoir en tirer profit. Après cette conversation entre les deux hommes, le plus jeune se dépêcha de retourner à la maison, question de partager immédiatement la nouvelle avec sa maman. Il rapporta, fier de lui, l’histoire à cette dernière qui rejoignit son fils dans l’euphorie et le couple célébra l’annonce dans la cour, entre chants et danses.
Deux semaines se sont écoulées depuis l’annonce de l’arrivée du ministre. Elles furent, sans l’ombre d’un doute, les plus longues de la courte vie du jeune Etamé, pour qui chaque heure, chaque jour qui passait représentait une petite éternité. L’attente était longue et pesante. Ce jour était à la fois craint et désiré : source d’impatience, tant il attendait qu’il arrive enfin, et de crainte, celle de ce qui se passerait. L’incertitude lui bloquait quasiment la respiration. Il ne pouvait se concentrer sur autre chose...
Le jour qui remplissait les pensées était arrivé, enfin !
Dans sa plus belle tenue, Etamé se rendit à l’école. Il avait préparé, avec le soin de son directeur, un poème qu’il devait lire en l’honneur de l’illustre hôte d’un jour. Il se demandait s’il sera à la mesure de la responsabilité. Le texte était pourtant totalement mémorisé, l’inquiétude était, de fait, ailleurs.
Villageois, autorités traditionnelles et administratives et toute l’élite des villages environnants étaient de la partie. Ils avaient pris d’assaut la cour de l’école qui se retrouva pleine comme un œuf. Peut-être en cela trouvait une explication son anxiété...
La cérémonie pouvait commencer une fois le ministre et sa suite, arrivés avec deux heures de retard sur les prévisions du programme, s’étaient enfin installés. Les discours s’enchaînaient au rythme des autorités qui se succédaient à l’estrade. Nul doute que l’audience, constituée majoritairement de villageois illettrés, ne déchiffraient absolument rien de ces textes débordants de grandiloquences et d’images. Qu’avaient-ils à comprendre de toute façon !? on leur avait soufflé une seule et unique consigne : applaudir chaque fois qu’ils verront les autres le faire ; et ça, ils le faisaient merveilleusement bien. L’ennui et l’impatience pouvaient se lire des visages du grand public. Puis, vint enfin le tour du jeune Etamé. Sans trembler, il avait respecté les consignes du directeur et pensé profondément à sa maman qui lui répétait qu’il devait maîtriser l’art oratoire s’il voulait devenir un « blanc » et se faire respecter. Il prononça son « discours », presqu’un récit, il n’avait nullement besoin de ce papier qui semblait plus l’encombrer que ne l’aidait. Le public était captivé, émerveillé et même stupéfait. Il récolta la plus grande ovation dès qu’il eut terminé.
L’heure des récompenses était enfin arrivée. Le directeur avait confié à son protégé, suite à la grande curiosité de ce dernier, que son prix devrait être constitué d’un ensemble de fournitures scolaire et probablement une enveloppe, pour aider sa maman pauvre, à défaut de lui garantir une inscription dans un grand lycée de la capitale. Etamé revivait ces conversations en attendant le concret. Il fut surpris lorsque son nom raisonna des haut-parleurs installés dans la cour. Il ne s’expliquait pas pourquoi tout son corps tremblait en ce moment précis. On dirait qu’il redoutait le rapprochement d’avec le ministre. Il se leva, bien que difficilement, et fut dirigé, par une dame du protocole, vers le ministre. Une autre femme avait passé à ce dernier le paquet qui, selon toute vraisemblance, devait revenir au jeune Etamé : une machette et un ballon de football.
Un grand murmure enveloppa soudainement la place. Entre incompréhension et consternation, la foule était scandalisée. Les uns et les autres n’en croyaient pas leurs yeux. Tous semblaient se demander ce que signifiaient un ballon de foot et une machette pour un garçon de dix ans qui aspire à entrer au collège. Quelle en était sa portée symbolique ? la signification était pourtant évidente. Personne ne voulait cependant s’abandonner à cette explication. Nul ne voulait croire que Mr le ministre puisse penser qu’un enfant de cette zone n’aurait d’avenir que dans le football et/ou l’agriculture traditionnelle. Telle semblait pourtant être l’alternative offerte à ce Garçon : continuer les activités rudimentaires des générations de ses parents avant lui ou poursuivre un rêve de footballeur qui l’amènerait à abandonner ses gens, son village, son pays.
Ce rêve n’était pourtant pas le sien. Il s’est toujours représenté dans la peau d’un journaliste. Il avait une idée de ce que cela signifiait en réalité. Cependant, ces voix sans visages qui parlent si bien à la radio le fascinent. Plus jeune, il demandait à sa maman où se trouvent ces gens qu’il entend parler. Elle lui disait alors qu’un jour, s’il faisait beaucoup d’école, lui aussi pourra aller parler à la radio, avec ces personnes. À cet instant précis, il se demanda s’il pourra encore réaliser son rêve, certainement pas avec son ballon et sa machette. Il savait bien ce qu’il voulait (...) c’était tout sauf ce qu’il venait de recevoir.
Le jeune Etamé avait dû, bien qu’à contre cœur, récupéré ce prix d’excellence scolaire qui semblait plus récompenser la médiocrité scolaire et l’orientation vers des professions informelles. Il était contrarié et déçu. Tête baissée et d’un air triste et désillusionné, il se redirigea pour reprendre sa place lorsque, promptement, un homme prit la parole au microphone, sans se soucier de l’ordre protocolaire ni même de la présence de Son Excellence et d’un ton ferme, lui demanda, de revenir sur scène avec son prix. Il s’agissait de Mr Akono Zé, une élite, richissime homme d’affaire qui aurait fait fortune dans la cimenterie au Nigéria voisin et dont le nom a souvent été cité dans des scandales financiers. -Le garçon avait souvent entendu parler de cet homme qui aurait doté leur école des deux seuls bâtiments en béton qui s’y trouvent en piètre état. Il serait également celui qui envoie les engins « arranger » la route du village une fois tous les deux ans. - Il s’adressa alors au petit Etamé placé juste à deux mètres de lui, lui rappelant combien son poème était profond, original et apprécia son intelligence. Puis, se rapprochant davantage de lui, prit l’engagement de l’accompagner dans ses études, en assumant la totalité du coût financier, jusqu’à ce qu’il devienne le modèle pour les fils et filles de ce pays.
Le ministre était visiblement contrarié, mal-à-l’aise. Il était évident que cet homme venait de lui ravir la vedette, il avait cessé d’être l’attraction de la cérémonie, pire, il se sentait offensé, humilié.
La foule, de son côté, était en effervescence. Partagée entre cris de joie, applaudissements, sons de tam-tam et chants, tous savaient que quelque chose de grand, de beau venait de se produire.
C’est sur les épaules de ses oncles et cousins que le jeune Etamé rejoignait le village. Ceux-ci avaient fait la promesse que leur prodige, leur « blanc » ne marcherait pas à pieds pour le reste de la journée. En chantant, en tapant et en dansant, la maman, le directeur, la famille ainsi que tout le reste du village étaient fiers de leur étoile. Il était promis à un avenir radieux.
Plus d’une décennie plus tard, Etamé était devenu un grand jeune-homme et surtout un brillant médecin. Son rêve de journaliste ne s’était pas réalisé exactement comme il l’avait pensé. Cependant, il nourrissait sa passion d’enfance chaque vendredi soir sur la radio communautaire où il animait une rubrique sur la santé et l’éducation des jeunes. Sa maman et tout le village était honorés par ce qu’il était devenu, parti de rien ou presque. Chacune de ses visites au village était une occasion de réjouissance et une source d’inspiration pour ses jeunes frères.
Plus beau que dans ses rêves...