Une défaite victorieuse

Pour dompter mon impatience grandissante, je focalise mon attention sur le mur. Nu, il est strié de fissures inesthétiques. Cette image en suscite une autre. Saisissante et suffocante. Comme un flash, je visualise mon corps dénudé, entaillé de mille craquelures qui s'élargissent et en quelques secondes détruisent l'ensemble et le réduisent en un tas de poussières. Je frissonne. La faute à ce troquet ! Tout m'y semble laid, bruyant, imparfait. Je ne m'y sens pas à ma place. C'est un fait : je ne suis pas où je devrais être. Qui imaginerait une championne dans ce lieu interlope, à cent mètres du stade où va avoir lieu sa fracassante victoire, à attendre pour acheter un journal de mots croisés ? Personne, sans aucun doute. Pas même moi il y a dix minutes ! L'heure qui précède un match, j'ai besoin d'une concentration extrême. Pas de téléphone. Pas de bruits, présences ou pensées parasites. Seule face à moi-même, je prévisualise alors le match, récapitule les forces et les faiblesses de mon adversaire. Lorsque je l'ai rappelé à Edwige qui m'a grondée comme une enfant pour avoir oublié de lui laisser son journal de mots croisés avant de partir de l'hôtel, elle m'a rétorqué qu'elle le savait, mais que la finale était dans une heure trente minutes, que cela me laissait donc trente minutes pour aller lui acheter son journal. Quinze se sont déjà écoulées. Il y a encore trois personnes devant moi. Heureusement, le masque chirurgical me permet de dissimuler mon identité. Je ne peux pas prendre le risque d'être reconnue et retardée si peu de temps avant l'heure fatidique de la rencontre sportive. Tant pis, je rebrousse chemin. Je ne vais pas être en retard pour un simple journal pour ma grand-mère ! Cela n'a pas de sens. Tout devient dérisoire face à ce qui m'attend. La joie galvanisante : des points marqués, des clameurs de la foule, de mon sentiment d'invincibilité. Je repense aux conseils de mon entraîneur que je me promets d'appliquer : prendre des risques, ne pas avoir peur de m'engager hors de ma zone de confort. Je fais demi-tour. Malgré moi, mon attention est attirée par une petite fille assise seule dans un coin, penchée sur un livre. Des sanglots l'agitent. Je me demande ce qui lui arrive. Personne ne fait attention à elle. Cela m'est égal après tout : une cause plus importante m'attend. Le patron du bar vient d'allumer la télévision « pour regarder le match ». J'entends mon surnom, la carapace, prononcé avec admiration par le présentateur qui me prédit une victoire sans appel. Je remarque deux enfants qui se tournent vers l'écran, un garçon et une fille, assis à la table à côté de la petite qui lève la tête de son livre et regarde l'écran avec admiration.
— Regarde Chloé la pleureuse, ça, c'est quelqu'un ! Elle gagne tout le temps, la carapace. Chloé, t'es toujours dispensée de sport tellement t'es nulle. Tu n'es personne. C'est pas en lisant qu'on devient quelqu'un ! fanfaronne la fille.
La petite Chloé se recroqueville. L'image du corps qui s'étiole en mille morceaux me revient. Et puis une autre. Une enfant murée dans son silence. Toujours au fond de la classe. Toujours seule. Incomprise. Différente. Craquelée de partout. Ses parents se sont envolés. En réalité, ils sont morts dans un crash. Mais sa grand-mère qui l'élève lui dit cela, qu'ils se sont envolés vers les étoiles et qu'ils éclairent son chemin et veillent sur elle. Les autres lui reprochent d'être triste, malingre, mutique. Et puis un jour, sa grand-mère l'inscrit au tennis, comme ça, à tout hasard. Là, elle se découvre : une passion, une force. Alors, elle met toute sa rage et sa mélancolie à frapper dans cette balle. Ensuite rien d'autre n'a compté. Sa rencontre avec Denis peut-être, sûrement. Il doit l'attendre dans une heure pour assister à son sacre. C'est la première fois qu'il vient la voir. Son métier de pilote de ligne ne lui en laisse guère le temps. Elle va briller dans ses yeux.

Chloé sort du bar. Les autres enfants la suivent en ricanant. Je me sens désarçonnée. Je ressens physiquement la détresse de cette petite fille, son impression qu'il n'y a pas d'échappatoire, pas de lendemain. Je ressens ses plaies béantes et sa peine inconsolable. Je leur emboîte le pas, machinalement. J'hésite une seconde à la vue du stade et des vibrations incessantes de mon téléphone. La victoire et la gloire m'attendent. Les bruits de la ville m'effraient, m'agressent. Je ne connais plus que les atmosphères ouatées des véhicules et des hôtels de luxe. Un monde capitonné, sans aspérités. Ce mur fissuré, c'est la réalité qui s'est insinué. Un miroir du passé. Que fais-je là, ainsi déroutée, au sens propre comme au sens figuré ? Il me reste dix minutes. Ensuite, il sera trop tard pour revenir au stade et rattraper le temps perdu. Rattraper le temps perdu, c'est pourtant exactement ce que je suis en train de faire. Ils sont encore dans mon champ de vision. Leur course s'arrête dans une ruelle. Une impasse même. Le garçon et la fille encerclent Chloé, ne lui laissent plus le loisir de respirer. Elle se laisse choir sur le sol. Je regarde l'heure. Il est encore possible de tout réparer. Un sms de mon entraîneur me demande où je suis. Je peux encore courir. Reprendre mes esprits. Le stade demeure à portée de vue et de pas. Chloé se lève, court vers moi, me bouscule. Ses agresseurs essaient de la suivre. Je leur barre le passage. Je baisse mon masque. La frayeur succède à l'admiration dans leurs yeux. Je n'ai pas le temps de m'attarder sur leurs airs ridicules et terrifiés. Je dois retrouver Chloé. Je reconnais sa silhouette à quelques mètres de là, sur un pont dominant la Seine. Les yeux perdus dans le vague. Je m'approche d'elle. Je devine la tentation du pire dans ses yeux. Elle jette son livre.
— Il ne faut pas faire ça. C'est inestimable un livre, lui dis-je.
— Non, cela ne vaut rien. Cela ne m'apporte que des ennuis. La carapace n'a pas réussi avec des livres !
— C'était quoi ?
— « Illusions perdues ». Ils disent que je suis une extraterrestre pour lire Balzac à 11 ans.
— Bien, tu vois, tu as jeté tes illusions perdues. Maintenant tu vas les retrouver, te laisser envoûter par la beauté de Paris et comme Rastignac dans « Le Père Goriot », clamer « A nous deux maintenant ! » Il y a plein de chemins. Tu trouveras le tien.
— C'est facile de dire ça. Vous êtes qui, vous ?
Elle se tourne vers moi. Ses yeux s'écarquillent en découvrant qui je suis. Transfigurée, elle se tourne vers Paris. Son visage illuminé vaut toutes les victoires du monde.

Lorsque j'arrive à l'hôtel, Edwige est devant son téléviseur, debout, à se tordre les mains d'inquiétude. Elle ne m'a pas entendue ouvrir la porte. Lorsque je me poste devant elle, elle reste tétanisée.
— Eh bien, pourquoi fais-tu cette tête ?
— Mais pourquoi t'es-tu enfuie ? Tu étais certaine de la gagner cette finale !
— Justement. J'avais un combat plus important à mener.
Je lui donne le journal des Mots croisés que j'ai acheté sur le chemin du retour. Je la serre dans mes bras. Je regarde les commentateurs par-dessus son épaule. Ils émettent un tas de théories. Mais aucun ne suggère que je pouvais avoir envie de me réconcilier avec mon enfance.

Des regards carnassiers me dévisagent. Je me tourne un instant vers le mur de la salle de conférence. Je trouve sa perfection glaçante.
— Allez-vous nous expliquer enfin ce coup de folie ! Votre entraîneur était furieux !
— Je parlerais plutôt d'un coup de raison. Mon entraîneur a tort de m'en vouloir. J'ai justement suivi ses conseils. Et c'est ce que je voudrais dire à ceux qui nous écoutent. Ne craignez pas de sortir de votre zone de confort. Prenez des risques ! Engagez-vous pour les idées que vous pensez justes ! Je voudrais dire aussi à toutes les Chloé de la terre : n'ayez jamais honte de vos illusions perdues.
Je vois Denis quitter la salle en secouant la tête. Lui aussi, je l'ai perdu. Mais là-bas, devant son écran, je devine une petite Chloé. Comme elle, j'ai gagné bien mieux. L'insouciance. Ma vérité.