Andréa a juste mal « aux autres ».
Son sentiment d’impuissance à aider ses proches vient gripper ses omoplates, peser sur ses reins.
Andrea se pose sur son petit crapaud, dos à la baie vitrée pour sentir le soleil chauffer ses épaules pendant qu’elle épluche le dossier de sécurité sociale de sa fille, Mikki.
Des piles de papiers pas classés, enveloppes pas ouvertes, feuilles froissées, s’échappent sans qu’Andréa n’arrive à les contenir. Tout comme ses émotions... ça déborde.
Mikki l’a appelée vendredi dernier, étrangement calme au téléphone. Sa petite dernière, ne l’a pas habituée à ce ton posé, cette respiration fluide.
A ses 15 ans, les médecins l’ont diagnostiquée « schizophrène », depuis, dans la relation mère-fille s’est invité un troisième personnage, la peur.
Peur de mal faire, de déclencher des réactions disproportionnées, d’en être la cible, peur du regard des autres, peur d’être à l’origine.
Mais ce jour-là, Andréa se surprend à écouter paisiblement sa fille parler de l’épicier d’à côté qui fait une promotion sur les ananas, de la voisine qui ne retrouve pas son chat, jusqu’à ce qu’elle réalise... que ce n’est pas normal.
Vingt-six ans qu’elle n’a pas échangé avec sa fille sans avoir la boule au ventre...
« Qu’est-ce que tu veux me dire Mikki ? je t’écoute. »
Trop tard.
« J’ai un cancer maman »
C’est lâché. À elle maintenant de rattraper le boulet qui vient d’être lancé, de tournoyer sous le poids, de chercher son équilibre. Surtout ne pas lui renvoyer, la délester sans faire exploser.
Andréa avait toujours cru avoir touché le fond à l’annonce de la schizophrénie de sa fille. Il faut croire qu’il restait de la marge.
«... et si c’était mieux pour elle, et si tout s’arrêtait ». Aussitôt balayé.
Elle relève les manches, inspire un grand coup « Je suis là ma chérie, on va gagner ».
Evidemment « on » ! En équipe elles pourront gagner ce « contre la montre », Andréa vise l’or, elle saura pousser sa fille à la roue.
Et là, trois jours après seulement, perdue devant ce tas de paperasse, elle est déjà prête à jeter l’éponge. C’est de l’anti-jeu se dit-elle, ce n’est pas loyal. On n’a même pas commencé la partie...
Elle était préparée à coacher sa fille pour lutter contre les effets secondaires, trouver des parades à la chute de cheveux, soulager les intestins détraqués, diminuer les vomissements acides...
... et elle est larguée devant trois bouts de papier.
Et puis pour finir il a bien fallu y entrer sur le terrain, affronter les diagnostics de plus en plus précis, de plus en plus réels, les médecins arrogants, les examens en uppercut, les thérapies pas fair-play, les effets secondaires qui lobent, les pronostics pessimistes, les mi-temps trop courtes...
Les traitements, étrangement, sa fille les accepte plutôt bien, mais les médecins, elle ne les supporte pas. Leur ton condescendant, paternaliste lui donne des envies de meurtre. Andréa doit contenir Mikki, à chaque rendez-vous, jouer en défense et vérifier qu’elles ont l’avantage du terrain pour pouvoir s’éclipser facilement.
Un jour, elles sont invitées à se rendre au cabinet d’oncologie du Professeur Mertens. Son bureau est magnifique, grandes baies vitrées, ordinateur extra-plat et bonsaïs posés sur un vaste plateau de verre, suspension de métal qui flotte au milieu de la pièce. Mikki et Andréa hésitent encore à s’asseoir quand le professeur Mertens annonce tout miel « Ma jolie madame, cette maladie est une vilaine, elle ne va pas vous laisser tranquille tout de suite, la méchante bébête a décidé de grignoter quelques feuillages de plus, mais votre ravissant foie et votre gracieux rein vont sortir leurs petits poings et cogner très fort pour la mettre ko. Nous les aiderons à l’aide d’un délicieux cocktail radiothérapie et chimiothérapie. Ensuite trois possibilités : match nul, victoire ou dérouillée sévère. Votre ravissant visage ne pourra se contenter bien évidemment que d’une victoire. »
Andréa sent une raideur dans le corps de sa fille, et note une vague de chaleur rougir progressivement ses jambes nues, son cou et enfin son visage. Sa fille regarde fixement un voilier sur la toile derrière le professeur. Si Andréa ne la connaissait pas, elle penserait juste qu’elle digère l’information lentement. Mais Andréa sait.
« Pourrait-on avoir un verre d’eau professeur ? »
Trop tard, Mikki se lève, une goutte de sueur a glissé de sa tempe jusqu’au coin de sa lèvre.
Elle se dirige sur le professeur avec une détermination glaçante. Le professeur écarquille les yeux, tend une main pour la calmer, la réprimander comme on le ferait avec un enfant, mais il a compris. Lorsqu’elle fait une clé avec son bras droit, il crie avant même d’avoir mal. Mikki sans le lâcher lui siffle à l’oreille « suis-moi, rassure tes secrétaires et pas un geste de travers... ».
« Carton rouge », Andréa veut siffler l’arrêt de jeu, mais ne voit pas comment s’y prendre. Elle arbitre, se persuade qu’elle doit les accompagner afin de raisonner sa fille plus facilement et sans risque. Personne ne bronche lorsque Mertens accompagné de ses patientes passe les portes vitrées, en lâchant un « Je reviens !».
Il pourrait sembler détendu mais Andréa qui connaît cette peur, repère les mâchoires serrées et la main qui tremble.
Mikki entraine le professeur jusqu’à la Clio garée sur le parking, demande à sa mère d’ouvrir les portes, jette le professeur sur la banquette arrière et s’engouffre à son tour. Maman, prends le volant ! lance-t-elle froidement.
Andrea obéit pour gagner du temps. Sa fille semble savoir où aller, elle donne pour indication : D308, Terre-plein de La Varenne.
Où les emmènent-elles, qu’a-t-elle inventé cette fois ? Comment tout cela va-t-il finir ? Dix minutes de trajet pendant lequel le professeur a perdu de sa superbe, le bras toujours vrillé dans le dos, il tente d’amadouer Mikki « Ma toute belle, je comprends... vous êtes chamboulée par mon annonce, nous allons prendre bien soin de vous, vous dorloter... ».
« Ta gueule ! ».
Andréa se gare devant l’entrée d’une fête foraine, des enfants crient de joie et d’excitation, la musique « flonflonne » joyeusement, il flotte des odeurs de frites et de pop-corn.
Mikki a sorti de sous la banquette un couteau et menace maintenant le Pr Mertens « Tu sors. Pas un mot et fais ce que je te dis ».
Ils avancent à contre-courant dans la foule, Mikki sait où elle va. Mais Andréa ne comprend pas quand elle voit sa fille acheter une Barbapapa et la tendre au Professeur Mertens. Cette fois, elle est complètement partie, elle a déraillé c’est sûr. Le professeur son nuage rose dans une main, un couteau pointé dans le dos, avance en trébuchant. Mikki les entraîne vers une attraction de montagnes russes, elle achète trois billets et houspille Mertens pour qu’il monte dans un des petits wagons, elle sait que sa mère suivra. Ils se retrouvent à trois, genoux pliés jusqu’au menton, barre de sécurité rabattue, Andréa à côté de Mikki, le Professeur figé face à elles deux, ne sachant que faire de son bâtonnet de fils sucrés. Il les observe. La mère paraît presque amusée par la situation et il croit voir sa fille lui adresser un imperceptible clin d’œil. Il est en plein cauchemar...
La musique est de plus en plus forte, le signal de départ est donné, le train bouge, il est quasiment vide à part deux ados qui s’embrassent trois wagonnets derrière. Le démarrage est lent et régulier puis le rythme s’accélère jusqu’à s’élancer puissamment dans la montée. Le professeur a l’estomac écrasé, les couleurs se retirent de son visage, alors que la nausée monte. Le train, lancé à grande vitesse semble vouloir décoller lorsqu’il s’arrête net sur la crête de la montagne de ferraille, suspendant intestins, colons et pancréas... jusqu’à une chute aussi vertigineuse que fugace.
Mertens relève la tête, de la Barbapapa plein les cheveux, il pleure.
Tandis que mère et fille se regardent et... rient aux éclats, lâchant tout, colère, angoisse, désespoir, incertitude, complicité, amour.
But !
Son sentiment d’impuissance à aider ses proches vient gripper ses omoplates, peser sur ses reins.
Andrea se pose sur son petit crapaud, dos à la baie vitrée pour sentir le soleil chauffer ses épaules pendant qu’elle épluche le dossier de sécurité sociale de sa fille, Mikki.
Des piles de papiers pas classés, enveloppes pas ouvertes, feuilles froissées, s’échappent sans qu’Andréa n’arrive à les contenir. Tout comme ses émotions... ça déborde.
Mikki l’a appelée vendredi dernier, étrangement calme au téléphone. Sa petite dernière, ne l’a pas habituée à ce ton posé, cette respiration fluide.
A ses 15 ans, les médecins l’ont diagnostiquée « schizophrène », depuis, dans la relation mère-fille s’est invité un troisième personnage, la peur.
Peur de mal faire, de déclencher des réactions disproportionnées, d’en être la cible, peur du regard des autres, peur d’être à l’origine.
Mais ce jour-là, Andréa se surprend à écouter paisiblement sa fille parler de l’épicier d’à côté qui fait une promotion sur les ananas, de la voisine qui ne retrouve pas son chat, jusqu’à ce qu’elle réalise... que ce n’est pas normal.
Vingt-six ans qu’elle n’a pas échangé avec sa fille sans avoir la boule au ventre...
« Qu’est-ce que tu veux me dire Mikki ? je t’écoute. »
Trop tard.
« J’ai un cancer maman »
C’est lâché. À elle maintenant de rattraper le boulet qui vient d’être lancé, de tournoyer sous le poids, de chercher son équilibre. Surtout ne pas lui renvoyer, la délester sans faire exploser.
Andréa avait toujours cru avoir touché le fond à l’annonce de la schizophrénie de sa fille. Il faut croire qu’il restait de la marge.
«... et si c’était mieux pour elle, et si tout s’arrêtait ». Aussitôt balayé.
Elle relève les manches, inspire un grand coup « Je suis là ma chérie, on va gagner ».
Evidemment « on » ! En équipe elles pourront gagner ce « contre la montre », Andréa vise l’or, elle saura pousser sa fille à la roue.
Et là, trois jours après seulement, perdue devant ce tas de paperasse, elle est déjà prête à jeter l’éponge. C’est de l’anti-jeu se dit-elle, ce n’est pas loyal. On n’a même pas commencé la partie...
Elle était préparée à coacher sa fille pour lutter contre les effets secondaires, trouver des parades à la chute de cheveux, soulager les intestins détraqués, diminuer les vomissements acides...
... et elle est larguée devant trois bouts de papier.
Et puis pour finir il a bien fallu y entrer sur le terrain, affronter les diagnostics de plus en plus précis, de plus en plus réels, les médecins arrogants, les examens en uppercut, les thérapies pas fair-play, les effets secondaires qui lobent, les pronostics pessimistes, les mi-temps trop courtes...
Les traitements, étrangement, sa fille les accepte plutôt bien, mais les médecins, elle ne les supporte pas. Leur ton condescendant, paternaliste lui donne des envies de meurtre. Andréa doit contenir Mikki, à chaque rendez-vous, jouer en défense et vérifier qu’elles ont l’avantage du terrain pour pouvoir s’éclipser facilement.
Un jour, elles sont invitées à se rendre au cabinet d’oncologie du Professeur Mertens. Son bureau est magnifique, grandes baies vitrées, ordinateur extra-plat et bonsaïs posés sur un vaste plateau de verre, suspension de métal qui flotte au milieu de la pièce. Mikki et Andréa hésitent encore à s’asseoir quand le professeur Mertens annonce tout miel « Ma jolie madame, cette maladie est une vilaine, elle ne va pas vous laisser tranquille tout de suite, la méchante bébête a décidé de grignoter quelques feuillages de plus, mais votre ravissant foie et votre gracieux rein vont sortir leurs petits poings et cogner très fort pour la mettre ko. Nous les aiderons à l’aide d’un délicieux cocktail radiothérapie et chimiothérapie. Ensuite trois possibilités : match nul, victoire ou dérouillée sévère. Votre ravissant visage ne pourra se contenter bien évidemment que d’une victoire. »
Andréa sent une raideur dans le corps de sa fille, et note une vague de chaleur rougir progressivement ses jambes nues, son cou et enfin son visage. Sa fille regarde fixement un voilier sur la toile derrière le professeur. Si Andréa ne la connaissait pas, elle penserait juste qu’elle digère l’information lentement. Mais Andréa sait.
« Pourrait-on avoir un verre d’eau professeur ? »
Trop tard, Mikki se lève, une goutte de sueur a glissé de sa tempe jusqu’au coin de sa lèvre.
Elle se dirige sur le professeur avec une détermination glaçante. Le professeur écarquille les yeux, tend une main pour la calmer, la réprimander comme on le ferait avec un enfant, mais il a compris. Lorsqu’elle fait une clé avec son bras droit, il crie avant même d’avoir mal. Mikki sans le lâcher lui siffle à l’oreille « suis-moi, rassure tes secrétaires et pas un geste de travers... ».
« Carton rouge », Andréa veut siffler l’arrêt de jeu, mais ne voit pas comment s’y prendre. Elle arbitre, se persuade qu’elle doit les accompagner afin de raisonner sa fille plus facilement et sans risque. Personne ne bronche lorsque Mertens accompagné de ses patientes passe les portes vitrées, en lâchant un « Je reviens !».
Il pourrait sembler détendu mais Andréa qui connaît cette peur, repère les mâchoires serrées et la main qui tremble.
Mikki entraine le professeur jusqu’à la Clio garée sur le parking, demande à sa mère d’ouvrir les portes, jette le professeur sur la banquette arrière et s’engouffre à son tour. Maman, prends le volant ! lance-t-elle froidement.
Andrea obéit pour gagner du temps. Sa fille semble savoir où aller, elle donne pour indication : D308, Terre-plein de La Varenne.
Où les emmènent-elles, qu’a-t-elle inventé cette fois ? Comment tout cela va-t-il finir ? Dix minutes de trajet pendant lequel le professeur a perdu de sa superbe, le bras toujours vrillé dans le dos, il tente d’amadouer Mikki « Ma toute belle, je comprends... vous êtes chamboulée par mon annonce, nous allons prendre bien soin de vous, vous dorloter... ».
« Ta gueule ! ».
Andréa se gare devant l’entrée d’une fête foraine, des enfants crient de joie et d’excitation, la musique « flonflonne » joyeusement, il flotte des odeurs de frites et de pop-corn.
Mikki a sorti de sous la banquette un couteau et menace maintenant le Pr Mertens « Tu sors. Pas un mot et fais ce que je te dis ».
Ils avancent à contre-courant dans la foule, Mikki sait où elle va. Mais Andréa ne comprend pas quand elle voit sa fille acheter une Barbapapa et la tendre au Professeur Mertens. Cette fois, elle est complètement partie, elle a déraillé c’est sûr. Le professeur son nuage rose dans une main, un couteau pointé dans le dos, avance en trébuchant. Mikki les entraîne vers une attraction de montagnes russes, elle achète trois billets et houspille Mertens pour qu’il monte dans un des petits wagons, elle sait que sa mère suivra. Ils se retrouvent à trois, genoux pliés jusqu’au menton, barre de sécurité rabattue, Andréa à côté de Mikki, le Professeur figé face à elles deux, ne sachant que faire de son bâtonnet de fils sucrés. Il les observe. La mère paraît presque amusée par la situation et il croit voir sa fille lui adresser un imperceptible clin d’œil. Il est en plein cauchemar...
La musique est de plus en plus forte, le signal de départ est donné, le train bouge, il est quasiment vide à part deux ados qui s’embrassent trois wagonnets derrière. Le démarrage est lent et régulier puis le rythme s’accélère jusqu’à s’élancer puissamment dans la montée. Le professeur a l’estomac écrasé, les couleurs se retirent de son visage, alors que la nausée monte. Le train, lancé à grande vitesse semble vouloir décoller lorsqu’il s’arrête net sur la crête de la montagne de ferraille, suspendant intestins, colons et pancréas... jusqu’à une chute aussi vertigineuse que fugace.
Mertens relève la tête, de la Barbapapa plein les cheveux, il pleure.
Tandis que mère et fille se regardent et... rient aux éclats, lâchant tout, colère, angoisse, désespoir, incertitude, complicité, amour.
But !