Souffle des sœurs

(photo de profil : Anna Göldin, par Patrick Lo Giudice)

Image de Portez haut les couleurs ! - 2021
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Il faisait encore froid pour un matin de mai. Il avait gelé à pierre fendre cette nuit mais rien ne l’empêchait de se sentir à sa place. Exsangue dans sa tenue technique, son dossard portait le numéro six. Il était six heures, Pauline était prête. Plus que prête. Elle regarda sa montre avec nervosité.
Plus que vingt minutes à attendre. Elle sautillait sur place, échauffait ses membres.

Quand le speaker avait rassemblé tout le monde derrière la ligne de départ dix minutes plus tôt, elle s’était faufilée à travers la petite foule sous la grande arche désignant l’équipementier sportif partenaire de l’évènement. Pauline était une fille de taille moyenne, assez mince. Elle avait récemment tondu ses cheveux blonds, ceints d’un bandeau rouge. Son buff à motif léopard était remonté jusqu’à son nez pour se protéger de la bise glaciale. Elle n’était pas déçue de passer inaperçue. Elle avait la peau claire et halée, des jambes affûtées par la course en montagne, des épaules fines sous le sac-gilet. Si quelqu’un la reconnaissait malgré tout, grâce à son nom sur le dossard ou à l’évidence de son corps, elle adressait alors un sourire aux concurrents, une bise, quelques mots. Mais son esprit restait focalisé sur son objectif.
Il y avait une petite centaine de coureurs à s’échauffer, à rire, se prendre en selfies. Les speakers, un journaliste de la radio du coin et un coureur « élite », Jeff Basset, que tous connaissaient dans la région, se chargeaient d’échauffer les oreilles des concurrents. Pauline en avait toujours été agacée. Sauf que Jeff l’avait reconnue. Pauline Ruffier la challengeuse, l’étoile montante. C’était un petit événement, organisé par son club : une course de soixante kilomètres sur les crêtes des alentours, d’autres courses plus courtes dans la matinée. Ils attendaient beaucoup de Pauline sur ce nouveau format, insolite pour une jeune fille. Il se faufila avec son micro et son look de hipster enfoncé dans un bonnet, à travers les concurrents, et s’arrêta devant elle. Il était craquant et elle savait qu’elle lui plaisait.
« Comment tu sens la météo ce matin Pauline ? »
Il soufflait un vent glacial à décorner les bœufs, le ciel encore noir était couvert. Elle dit : « Un vent à démonter les pneus ». Jeff avait éclaté de rire. Elle avait toujours un bon mot pour décrire une situation, elle riait des raisons qui la poussaient là. Elle jouait la blonde de service. En temps normal elle raconterait une histoire de fille, d’envie de grasse mat’, d’un café fumant, de maquillage parce que c’est ce que tous voulaient entendre. Mais ce matin elle n’avait plus envie.
Cette façade de fraîcheur et de bons sentiments cachait de réelles terreurs : de se perdre, de manquer d’eau, de se faire réellement mal ou, pire, de tomber dans un ravin. Elle avait aussi peur de déplaire. Son entourage croyait en elle plus qu’elle-même. Pauline n’était pas destinée à figurer parmi les favorites des courses de trail long à même pas vingt ans. Vous l’auriez bien vue tourner en rond sur une piste d’athlétisme. Vous n’avez pas complètement tort parce qu’elle a commencé de cette manière. À treize ans, elle était arrivée sur le stade de sa petite ville. Son copain de classe Paul y allait et l’avait incitée à le rejoindre. Dès les premières compétitions, elle deviendrait très vite l’égérie du club. La nouvelle sensation de la course d’endurance. Pas spécialement sur piste, où elle restait dans le peloton de milieu. Sa première saison de cross fut une révélation. Pauline se propulsa, du haut de ses pointes, sur toutes les premières places des courses dans la boue de la région. Ce fut une joie sans nom pour elle, la découverte d’une émotion jusque alors inconnue : la confiance en soi. Elle n’était plus la blonde de service, mignonne et sage. Elle était la championne !

Toute sa vie s’en trouva changée. Son copain Paul, ses entraîneurs et profs de sport, parlèrent de section sportive au lycée : sport-étude. Pauline ne réussit pas les tests d’entrée, elle avait pourtant le dossier scolaire et le niveau physique parfaits. Déçue, elle passa une partie de l’été à bouder. Les longues journées chaudes déroulaient leur indolence. Elle se réveilla un matin décidée. Alors qu’étaient ouvertes à Paul les portes du sport de haut-niveau, elle ne resterait pas enfermée au lycée les bras croisés. Son arrivée en seconde ne marquerait pas le contre-coup de cet échec et du départ de Paul, son meilleur ami et confident.
Leurs rapports avaient changé. Paul avait changé. Il lui fit ressentir leurs nouvelles différences. Son arrogance de supériorité. Il pesait sur Pauline. Passée la frustration de son orientation scolaire, et de subir, sinon les sarcasmes de Paul, ses évitements et son mépris, Pauline se reprit en mains. En pieds, plutôt. Elle se battrait seule. Elle prouverait au monde de quel bois elle était faite. L’été, puis la rentrée la virent redoubler d’efforts dans ses entraînements. Elle courut seule, parcourut la ville et ses abords, en tous sens. Sa petite ville thermale l’asphyxiait. Le bord du lac, les bois qui ceinturaient la ville, le golf, les routes des villas et des hôtels sous les grands arbres. Elle allongeait les distances malgré elle, sans se rendre compte. Une bonne paire de baskets était tout ce qui comptait. Elle chercha son souffle en-dehors de la ville. Elle le trouva en montagne.
Pauline n’avait jamais fait de montagne et n’en connaissait l’existence que par les cimes qui se dégageaient du ciel, entrevues depuis le bord du lac.
Elle découvrit la montagne grâce à Caroline. Une membre du club d’athlé, une femme de trente-cinq ans. Elle animait la section trail du club et avait même monté avec des copines un groupe de traileuses, des filles qui courent en montagne. Elles venaient toutes des milieux de la montagne ou de l’athlétisme, et intellectualisaient beaucoup leur action. Caro éclatait de beauté et d’énergie. Elle faisait le métier d’accompagnatrice en montagne, c’est dire si elle connaissait. Le groupe de filles emmena Pauline sur les sentiers autour de la ville, de plus en plus loin, en voiture pour les longues ascensions. Le petit plateau vallonné, entre lac et montagne, n’eut très vite plus de secrets pour Pauline. Elle se sentit prendre son envol. Les premiers sommets vertigineux, qu’elle apprit à connaître et appréhender. Elle sentait le souffle la guider.

Elle pulvérisa ses premières courses de montagne, les termina dans les dix premiers, face aux mecs, à 17 ans à peine. Quelques premières places furent arrachées dans la douleur et la joie. Elle passa deux années à créer des jaloux et des envieux. Elle mettait leur race aux crétins des Alpes. Elle n’était pas exclusivement une blonde au corps de rêve et gagna la force de devenir une battante. Les vaniteux qui la charriaient, les mecs qui la sifflaient dans la rue, n’auraient qu’à bien se tenir. Elle serait la première. Pour elle, pour les filles. Le souffle sororal. Les bénévoles, les coureuses, les spectatrices qui la soutenaient tout autour des parcours éprouvants. Leurs applaudissements réchauffaient Pauline, lui redonnaient l’élan, la force de relancer au petit trot après une montée éreintante. Elle allongeait la foulée, pour le spectacle. Elle ne montrerait pas les larmes qui lui montaient aux yeux. La joie de se sentir soutenue, la tristesse et l’abattement de toutes ces vies de femmes détruites. Mais aussi des larmes de colère.

Elle voyait, l’une après l’autre, les copines du club Sorori’Trail. Elles lui sourirent alors qu’elle cherchait ses mots devant Jeff qui continuait à mater son petit cul.
Elle cracha dans le micro : « Arrête de baver, Jeff ! Je suis pas un morceau de viande ! Je vais la gagner, cette course ! Pour les femmes !»

Elle embrassa Caro devant un Jeff médusé. Le speaker énonça le compte à rebours. Pauline s’élança.