Pandémie

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux.

Il doit être minuit passé. Ou deux heures? Je ne sais plus, je ne veux plus savoir, seulement arrêter le train de mes pensées. Ce tourbillon qui m’emporte et mon sommeil avec lui. Voilà trois nuits que je tourne. Trois nuits que je rêve les yeux ouverts. Que la noirceur de ma chambre se confond avec celle de mes paupières.

Et que ce soit l’un ou que ce soit l’autre, peu importe. J’ai l’impression de vivre dans un cauchemar. Le matin, je me lève, le soleil brille. Toujours la même routine je fais mon lit, je mets mes chaussures, je pars m’entraîner, puis je rentre devant le même tableau : ma mère, à la cuisine, mon frère à sa tablette et ma sœur, à ses crayons. À six heures du soir, mon père revient du travail, on soupe, on marche, puis on se couche.

Voilà à quoi ressemblent mes journées, toutes. Ou plutôt ce qu’elles sont. Puisque de l’une à l’autre, les différences se font rares. L’autre jour, mon frère a eu 15 ans, on a fait un gâteau. Voilà. Voilà...

Mais je suis chanceuse. Dans mon pays, on peut encore sortir, faire des courses, aller marcher, travailler, se promener à vélo. Si je me lève du bon côté du lit, je peux encore me faire accroire que ma vie m’appartient encore. Pourtant, c’est tout illusoire. Quand je vais marcher, le nombre de piétons dans les routes me rappelle que tout le monde est à la maison, quand je sors à vélo, le nombre de voitures de police me rappelle toutes les restrictions à respecter et, quand je pars faire les courses, les regards méfiants des clients me rappellent que demain, comme le jour suivant, ma vie est entre les mains de l’État.

On m’a dit que l’horreur, c’était de se réveiller un matin et de réaliser que tout ce qu’on connaissait n’existait plus. On m’a dit que l’horreur, la vraie, c’était de perdre ses repères. Eh bien, depuis quelques jours, j’ai l’impression que c’est ce qu’on vit. L’horreur.

Au début, tout allait bien. C’est à peine si j’avais remarqué que mon monde se repliait sur lui-même. Une protection de plus, une interdiction, un report... Je suivais tout dans le moindre détail et si l’activité peut, en rétrospective, prendre les airs d’une obsession, elle m’apportait, à tout le moins, la satisfaction de me sentir impliquée.

Puis, les jours ont passé et ce rendez-vous quotidien, comme les autres, a pris les airs d’une fatalité. Une autre protection, une autre interdiction, un autre report. Et puis, le réconfort que j’y trouvais s’est transformé en vertige. Depuis, je tombe. La sensation de chute libre m’a infecté et ne me quitte plus.

Il y a maintenant presqu’une semaine que les coupures ont cessé. Parce que tout est fermé? Ou parce que j’ai arrêté de suivre?

Les jours défilent, preuve que le temps ne s’est pas arrêté. Pourtant, j’ai l’impression que le brouillard qui entoure les mois à venir me donne envie de croire que c’est le cas. N’est-ce pas plus simple de penser que demain, ça ira mieux?

Certainement, demain n’ira pas mieux, mais peut-être une semaine, deux semaines... Peu m’importe au fond. Quelle différence le temps fait-il dans un monde figé?

Je tente de distinguer une forme dans la nuit qui m’entoure. J’ai besoin de m’ancrer dans une certitude. Bonne ou mauvaise. Les battements de mon cœur s’accélèrent au rythme de mes pensées. L’angoisse qui s’est emparée de moi me dévore. Je m’enfonce.

Soudainement, je suis seule, très seule. J’ouvre mon portable. Les mots qui défilent sur mon écran se confondent. Les titres se suivent en écho. L’absence de sens qui s’en découle me menace. Je le referme aussitôt.

La seconde de calme qui s’en suit me réconforte presque. Puis, le poids du silence me repousse dans l’inconnu qui m’effraie et je repars en cavale. Je repense à la méfiance que je lis dans le regard des gens que je croise dans la rue. Puis, la peur pave le chemin vers la colère. On fuit le malaise, puis on s’évite des yeux... Mais qu’a-t-on fait pour en arriver là? Ou, plutôt, comment aurait-on pu faire pour l’éviter?

Tous les jours, je me lave les mains. Je prends ma douche. J’ai une hygiène exemplaire. Le matin, je me lève, je fais ma journée. Toujours la même, mais qu’importe. Je reste en santé, j’ouvre ma fenêtre, je suis libre.

Je suis enfermée, me voilà prisonnière dans ma routine. Au fond, nous le sommes tous. Il faut en sortir... J’ouvre les yeux. J’ai chaud. J’étouffe.

Je distingue une faible lueur qui perce l’ouverture de ma porte. Je reconnais le décor d’une chambre, la mienne. Je suis chez moi. Dans mon lit. Je souffle.

Je rouvre mon portable, pour vérifier. Les mots tournent. Je me sens tomber à nouveau. L’odeur familière de mes draps me raccroche. Je me recroqueville sous ma couverture. La chaleur de mon corps m’enveloppe. J’ai froid. Je me sens fondre.

J’essaie d’évaluer la menace qui me hante, mais une force me dépasse, puis me tire vers ce gouffre inconnu. La lourdeur m’envahit. Il fait noir, mais je n’ai plus peur. Mes pensées s’engourdissent au rythme de mes sens. Je devine mes chaussettes trouées que j’ai laissé traîner sur le plancher, puis je m’abandonne au sommeil qui m’emporte enfin.