Où est le patrimoine ?

- Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux...Le ciel s’écroule sur...
-Papa ?
Le petit Moussa venait de rentrer dans le modeste salon où son père, qui faisait les cents pas, se lamentait tout seul. Il ne sembla pas remarquer l’entrée de son fils de sept ans puisqu’il continua sur sa lancée :

-...Mes épaules ! mais qui a bien pu le voler ? est-il volé ? est-il perdu ? a t’il jamais existé ? ô misère ! voilà que je me mets à douter ! sans doute faut-il que j’arrête de penser !
Lorsque ses yeux se posèrent sur son fils, il le vit accroupit à terre, les bras autour de ses jambes potelées, la bouche ouverte.
-Bonjour fiston, dit le père d’une voix plus mesurée
-Bonjour papa ! répondit le gosse, heureux de sortir de son mutisme. Tu sembles triste...
-Oui mon fils, cela fait partie de la vie. Je ne suis pas triste mais dépité. Affirma le père sur un ton qui se rapprochait dangereusement de la lamentation de tantôt.
-Pourquoi papa ? demanda le petit, triste à son tour de voir son père dans cet état.

Le géniteur prit un temps, les mains sur les coudes du fauteuil défraichi, observa longuement son fils assis par terre non loin de lui, prit une profonde respiration et dit :

-Fils. Le patrimoine est perdu !

Le petit manqua de tomber à la renverse sous le choc de cette annonce à laquelle il ne s’attendait point. Mais bien sûr! pensa t’il. C’est à cause de ce caprimoine! il est perdu ! c’est là la source des ennuis de ce père qu’il aimait tant. Ah si il l’avait eu devant lui ce caprimoine , il lui aurait montré... Soudain, son esprit simple fit une longue pause, il demanda alors à son père :
-Mais papa, c’est qui caprimoine ?
-Patrimoine fils ! rectifia le père. Le patrimoine, c’est l'héritage commun d'un groupe ou d'une collectivité qui est transmis aux générations suivantes.
Héritage... collectivité...générations...Moussa ne comprit rien, dans son visage on pouvait lire la torture intellectuelle que cette courte phrase eût sur lui , son petit cerveau en pleine croissance fut en proie d’une crise neuronale aigue. Il leva sa petite main graisseuse et se gratta nerveusement la tête. A la vue de ce spectacle tant attendrissant que désolant, le père reprit :
-Ecoutes, le patrimoine c’est ce que je possède aujourd’hui et que je vais devoir te donner demain.
-Mais tu n’as rien papa ! c’est ce que tu dis tout le temps à maman quand elle veut acheter de belles choses.
La vérité est souvent dure à entendre, mais là, elle écrasa le cœur du père d’une force herculéenne, si bien que s’il eut été possible d’observer l’organe de vie du malheureux à cet instant précis, il n’y’aurait eu à voir qu’une masse désolante et pitoyable de chair entassées témoins et victimes d’une sinistre réalité.

Mais comme souvent, il ne montra rien à son fils, garda sa peine et sa déchirure pour lui, et dit :
-je vais me reposer un petit peu Moussa, laisses moi s’il te plaît.
En marchant dans la rue animée de son quartier populaire, Moussa était sûr d’une chose : si cette chose était perdue, sa mission serait de la retrouver !
Ses jambes, animées d'un réflexe pavlovien, le portèrent d’abord vers la pâtisserie du coin, après tout quelques Baklavas ne lui feraient pas de mal !


Il alla alors s’installer un peu plus loin, pour déguster ces délices, au bord d’un lac où se déversait l’eau des barrages.

Quand il finit sa pâtisserie, il jeta inconsciemment le sac en plastique qui contenait ses gâteaux. Soudain il entendit une voix s’élever avec indignation :

-Eh !! ramasse ce sac petit mioche, sinon je te...
-Qui est là ? demanda Moussa, avec peur.il se leva, vit les alentours. Personne.

-Comment ça qui est là ? tu jettes un sac en plastique sur moi et tu oses me demander qui je suis ?

Moussa comprit alors, ses yeux se posèrent sur l’endroit où le sac venait de se poser, il était
Par terre, accroché au roseau. Le petit s’approcha alors de ce dernier et lui demanda :
-Tu parles ?
-Tu m’entends ?
-Oui !

Les deux furent surpris, l’humain pouvait entendre, et la terre pouvait parler. La terre dit alors :
-Nous avons peu de temps, alors dis-moi, qu’est ce qui te tracasse ?
-Mon père est triste depuis qu’il a perdu le patrimoine, peux-tu m’aider, terre ?
-C’est amusant, je vous ai offert de l’oxygène et de la vie, des fleurs pour égayer votre existence, des animaux pour assurer votre survie, tout est régulé, tout est en symbiose !Je vous ai offert mes délices, vous m’avez donné votre mépris !Et tu oses encore me demander où est le patrimoine ? Ce cri que je pousse, mon petit, est le cri de ta terre ! celle de tes ancêtres ! Entends-le et changes le cours des choses...tu auras alors une chance de le retrouver.

Moussa resta coi, il entendit le requiem sans dire mot. Il se sentait bête et incapable, même coupable. Que pouvait il répondre à cela ?
Une voix rauque, plus calme et plus posée intervint :
-Ne t’en fais pas petit, la terre a beaucoup souffert de la violence de tes ancêtres, mais elle sait parfaitement que ce n’est pas de ta faute, dit la voix, accusatrice à l’adresse de la terre.
Moussa qui se demandait d’où cette voix venait, eu la réponse bien vite lorsque la terre répondit :
-Bien sûr que ce n’est pas de la faute du mioche, mais tout de même soleil... tenta-t-elle de se justifier, sous le regard stupéfait de Moussa qui dit :
-Soleil ? Tu peux parler aussi ? s’il te plait dis-moi où je peux trouver le patrimoine ?

-Un conseil petit :ne perpétue pas l’erreur de tes aînés. Ne navigues pas sur cet esquif maladroit qu’ils te lèguent, construis ton propre navire, solide et impérieux ! établis toi en conquérant ! Changes, mon enfant, changes !
Moussa prit un long moment, l’effort intellectuel qu’il mit en œuvre surpassa ses capacités habituelles, mais l’heure était grave, et son cerveau le comprit, ses neurones en ébullition opérèrent vite et efficacement pour permettre à ce jeune garçon de découvrir la réalité qui lui a été lâchement caché. Voyant que le processus d’intégration était en marche, le Soleil finit sa tirade sur ces mots : « Il est temps pour moi de te laisser Moussa, je sais que tu es capable de trouver le bon chemin ».
Et ce fut le silence total. Aucun bruit. Rien ne vint perturber la solanellité de ce moment. La vie s'était arrêtée, marquant une pause nécessaire et indispensable. Repoussant jusqu'au bout le moment où... Soudain le cours de l’eau reprit sa musique d’été, l’espace reprit sa symbiose avec le temps. Rien n’avait changé.
Moussa s’étendit alors à terre, les bras et les jambes écartés , il se laissa doucement enveloppé par la terre , comme une mère enlacerait son enfant, ses yeux observèrent le ciel où volaient gracieusement les êtres des cieux, ses mains caressèrent la terre humide, il huma fort l’odeur fraîche de l’herbe et de l’eau, la symphonie de la vie et de l’humanité tinta à ses oreilles aussi vivement que l’appel à la prière des mosquées de sa rue, le goût du vivant excita ses papilles gustatives et sa petite bouche s’étira en un large sourire. L’union de son âme d’enfant et de cette nature immortelle se fit sans la moindre incantation...Elle se fit avec le cœur.
Lorsqu’ il se leva, une énergie nouvelle anima son corps de jeune garçon, il courra alors dans la rue, dévala les escaliers jusqu’au petit appartement où il logeait avec ses parents. Dès qu’il franchit le seuil de la porte il cria :

-PAPA ! PAPA ! PAPA ! JE L’AI TROUVÉ !

Le père effrayé par les cris de son fils accouru au pied de la porte, le cœur battant il lui demanda, haletant :

-Quoi donc mon fils ? qu’as-tu trouvé ?
-LE PATRIMOINE PERDU, PAPA ! JE L’AI TROUVÉ !
Les yeux écarquillés, le père sentit son cœur battre plus fort que jamais.
-Où est-il ?

Moussa s’approcha de son père, il le tira par le bas de sa djellaba, l’obligea de se mettre à genoux face à lui, l’enlaça de toute ses forces, si bien que l’enfant sentit le cœur de son père battre contre son petit torse. Doucement les longs bras de l’homme étreignirent la petite créature...Moussa dit alors, dans un murmure, approchant sa bouche de l’oreille de son père :
-entre tes bras.