Maman... J'ai peur

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.
Perdu entre la honte de paraître faible et le désir de soulagement, cette phrase me brûle la poitrine.
Vois-tu maman, la pandémie fait rage dans ma région, les morts se comptent quotidiennement par centaines, par milliers... J'ai peur d'en faire partir.
Je te fais croire que j'ai arrêté le travail pour me mettre à l'abri, mais ce n'est pas la vérité. Comment le pourrais-je, moi qui doit assumer le paiement de ton traitement médical, la maison de retraite de grand-père et la scolarité de ma petite sœur ? Que dire de mes propres factures qui s'accumulent et de tous ces crédits que je dois éponger ?
Je me sens piégé entre deux eaux et la peur m'envahit.
Je fléchis genoux et je récite cette belle prière que tu m'as apprise lorsque j'étais enfant. J'en avais oublié les paroles jusqu'à ce matin; à peine avais-je ouvert la bouche que les mots s'écoulaient machinalement, portés par chacune de mes respirations.
Je me rappelle ton parfum, ma petite main que tu serrais fort dans la tienne, le froncement maladroit de mes paupières et la ferveur forcée que j'appliquais à répéter les syllabes après toi.
Je souris. Je me sens mieux.
Mais à peine ai-je franchi le seuil de ma résidence, la crainte et le doute ressurgissent. Je me sens comme propulsé dans un monde que je ne connais pas, que je ne reconnais pas. Il fait froid. Ce monde est froid. Tout est calme. Je n'entend plus le rire enjoué des étudiants traversant ma rue pour se rendre sur le campus. Je n'entend plus le bruit des véhicules. Même les oiseaux semblent avoir renoncé à chanter; peut-être ont-ils peur eux aussi.
Je tend l'oreille, au loin, un bruit. C'est la sirène d'une ambulance. J'aurais aimé ne point l'entendre.
Je me dépêche d'aller vers le tramway, je cours presque, peut-être essaie-je de fuir.
Le tramway est quasiment vide. J'aperçois quelques être recroquevillés sur eux-mêmes. Je fais pareil. Les visages sont marqués par une expression, elle me surprend, je ne l'avais jamais vu. Est-ce de la peur ? Ces visages m'effraient. Peut-être que le mien est tout aussi effrayant. J'ai froid. Je ne reconnais pas ce monde, l'ai-je seulement déjà vraiment connu ? Le temps semble s'être arrêté. Non, je dirais plutôt que le temps semble évoluer à contre-sens.
Par la fenêtre, j'ai assisté à une scène. Elle fut rapide mais m'a semblé durer une heure. Un homme a renversé un chat qui a surgit brusquement devant sa voiture. L'homme ne s'est pas arrêté. Peut-être a-t-il eu peur. L'animal est mort. Enfin je crois. Qu'a-t-il ressenti ? A-t-il eu peur ?
Je pense avoir été le seul à assister à ce spectacle macabre. Pourquoi ? Je ne comprends pas, je ne sais pas ce que je ressens. J'ai vite fait de ramener mon regard à l'intérieur du wagon. Peut-être avais-je peur d'assister à autre chose.
Une dame assise quelques sièges plus loin, porte le même parfum que toi. Je l'ai senti. Alors je fronce toujours aussi maladroitement mes paupières, j'imagine ma main, aujourd'hui grande et pleine de cicatrices, posée dans ta main vieillissante mais toujours aussi douce, et je récite à voix basse la prière que tu m'as apprise. Je me persuade que tout ira bien, mais maman, j'ai peur.
Je ne te raconterai jamais tout ceci, je brûlerai certainement cette lettre. Au téléphone, je te raconterai la journée que je n'ai pourtant pas eu. Je te dirai que j'ai eu un sommeil excellent, que je n'ai sauté aucun repas, que j'ai lu la Bible qu'Oncle Georges m'a offerte à ma première communion, que j'ai promené Riley à quelques pas de la maison. Rassure-toi, j'ai désinfecté ses pattes en rentrant. Je n'avais jamais remarqué que ses coussinets étaient aussi doux. D'ailleurs, je n'avais jamais remarqué que le ciel était aussi bleu, l'herbe aussi verte, les rayons du soleil aussi chauds et la brise sur mon visage aussi vivifiante.
Je te dirai que tout va bien, que le froid est parti. Pourquoi t'inquiéter d'avantage, toi qui a déjà le cœur malade ? Ça te déplairait sûrement de savoir que je te mens, je n'y prend point plaisir non plus. Mais j'ai peur.
Tu ne recevras jamais cette lettre, ce n'est pas nécessaire. Te savoir à l'abri me suffit. Les choses s'arrangeront, cette crise ne sera qu'un mauvais souvenir qu'on s'efforcera d'oublier. En attendant, laisse moi encore te parler quelques instants, même si tu ne m'entends pas.