L'ultra raid du Prince Zizim

Du porte-plume qui me tachait les doigts à l'école jusqu'au clavier d'ordinateur, j'ai toujours aimé jouer avec la musique et la couleur des mots...

Image de Portez haut les couleurs ! - 2020
Il en avait rêvé depuis longtemps, de cet ultra raid de 130 km qui devait sillonner les monts et vallées de Creuse, des Pierres Jaumâtres jusqu’à la Tour Zizim, construite à Bourganeuf au 15ème siècle par Guy de Blanchefort pour abriter l’exil du prince ottoman.
Il avait soigneusement étudié le parcours, le dénivelé, les difficultés qu’il rencontrerait. Depuis six mois, il s’astreignait à un entraînement rigoureux, quatre fois par semaine, par tous les temps, sur des chemins caillouteux ou couverts de racines, traversant des forêts profondes, sautant des ruisseaux, escaladant des pentes raides.
Il avait vérifié son matériel une dernière fois, une ceinture porte-gourde, une lampe frontale, des barres de céréales, des fruits secs, des lamelles de viande séchée. Il ne fallait pas trop charger le sac à dos qui devait également accueillir sa couverture de survie, une boisson isotonique et de l’eau en quantité suffisante.
Cet ultra raid, réunissant les athlètes les plus aguerris, devait se dérouler en autonomie complète, aucun ravitaillement n’était prévu. Il lui faudrait résister à la fatigue physique et mentale, lutter contre la privation de sommeil, gérer les crampes et les courbatures. 130 km en pleine nature, seul avec lui-même.
Il lui faudrait passer les « barrières horaires » sous peine d’être éliminé, tenir, toujours tenir, rester concentré, doser l’effort continu de ses muscles.
Son objectif n’était pas d’arriver en tête, c’était mission impossible au vu des grandes pointures qui participaient. Non, ce qu’il voulait, ce qu’il désirait au plus profond de lui, c’était d’être « finisher », c’est à dire de franchir la ligne d’arrivée dans le temps réglementaire. C’était un défi, un duel qu’il se livrait à lui-même.

Aujourd’hui, c’était le grand jour. Il était prêt.
Au pied des Pierres Jaumâtres, ces cailloux de géants amoncelés en un chaos granitique, les traileurs s’étaient rassemblés en une cohorte informe, gainés dans leur cuissard aux couleurs fluo, leur brassière technique arborant les logos des grandes marques de sport. Ils piétinaient pour s’échauffer dans leurs chaussures de trail dernier cri, à l’adhérence optimale grâce aux crampons antidérapants et à l’amorti alliant souplesse et résistance. Des banderoles étaient tendues entre les arbres, couvertes de slogans publicitaires. Les cameramen de France 3 Limousin se promenaient caméra à l’épaule, interviewant çà et là les coureurs les plus célèbres comme les obscurs amateurs.

Il avait revêtu son dossard qui portait – était-ce un bon présage – le numéro 23.
23, la Creuse, petit département secret, «l' espace vert et bleu » comme disait la pub. La Creuse qui, ce matin, accueillait l’australien John Whiteoak, l’argentin Pablo Rodriguez et l’allemand Freidrich Günther parmi les favoris.... et lui, né sur la modeste commune de St Pierre Chérignat, coureur creusois inconnu.
La brume matinale flottait sur cet entremêlement de pierres cyclopéennes, jetant un halo de mystère sur la nature.

Il s’élança vers l’amas granitique en souples foulées régulières, trouvant rapidement son rythme. Alors qu’il tournait autour du lieu jadis sacrificiel, il aperçut, dressée sur l'autel des déesses mères, la silhouette nébuleuse du diable qui semblait lui adresser un rictus encourageant. Son cœur se mit à battre un peu plus vite, non, il était trop tôt dans la course pour avoir déjà des hallucinations, celles-ci n’arrivaient qu’après un état de fatigue avancé, sa conscience était claire et nette. Détournant son regard, il continua de suivre la piste balisée. Ne pas se retourner.
Le soleil commençait à dissiper les derniers lambeaux de brume, laissant place à un ciel d’un bleu florentin. Sans s'arrêter, il prenait quelques gorgées d’eau sucrée, mangeait un fruit sec. Il sentait la mécanique huilée de son corps , ses enjambées le portaient avec légèreté. Indifférent aux griffures des herbes hautes des ronces et des ajoncs, il ne dérapait pas dans les ornières boueuses laissées par le dernier orage, sautait par-dessus les troncs d’arbres, évitait les racines, bondissait par-dessus les cours d’eau, protégé par ses chaussettes étanches. Il maîtrisait les glissades dans les éboulis, allongeait ses foulées dans les descentes pour gagner en vitesse, les raccourcissait dans les montées, s’adaptait au dénivelé.
Il passa sans problème la première barrière horaire.

Le soleil était maintenant à son zénith, frappant la terre de ses rayons verticaux impitoyables. Il avait chaud, il avait soif, ses quadriceps commençaient à se tétaniser. Il rêvait d’une bière bien fraîche et un instant, il se demanda ce qu’il faisait là à courir, courir, courir... Des gouttes de sueur salée lui dégoulinaient sur le visage, il les essuyait avec ses bracelets en éponge, mais elles revenaient aussitôt.
De roche en roche, il dégringola jusqu’à la rigole du Diable qui roulait ses eaux tumultueuses entremêlées de ricanements démoniaques. Il accéléra l’allure. Le diable se trouvait-il donc partout dans ce pays de légendes et de mystères, dans les pierres ancestrales, les torrents impétueux, au fond des sombres étangs , dans les forêts ténébreuses ? Ne pas avoir peur, ralentir un peu s’il voulait ménager ses forces, retrouver un souffle régulier.
Il atteignit le bois des Fades et au milieu des herbes folles, il eut l’impression d’apercevoir une myriade de petites fées qui applaudissaient sur son passage...
La journée avançait, déjà la lumière déclinait, et de minces nuages roses s’étiraient dans le ciel.
Dans quelques heures, il lui faudrait affronter la nuit, la partie la plus difficile du trail. Repérer les obstacles naturels dans l’obscurité, ne pas se laisser envahir par l’épuisement et le sommeil.
Nuit sans lune. Sa lampe frontale perçait une trouée de lumière jaune. Le regard fixé vers le sentier, il sentait défiler la masse indistincte de la forêt, frémissante de bruits occultes et de respirations invisibles.
Au sortir d'un fourré, des branchages craquèrent. Un animal au pelage hirsute surgit dans le faisceau lumineux. Le loup-garou ! Malgré la chaleur de son corps due à l'effort, il frissonna ! Un énorme sanglier déboula, suivi de quelques marcassins. Le peuple de la nuit sortait des tanières et des terriers. La forêt devenait animale, sauvage. Ignorant le coureur, la harde disparut dans le noir.
Seul de nouveau dans l'obscurité, il continua. Ne plus penser, courir, suivre les balises. S'hydrater, éviter les crampes paralysantes. Courir. Courir.
Toutes les barrières horaires avaient été franchies dans les temps impartis.
Après avoir gravi la roche aux neuf gradins, il arriva à St Georges la Pouge. La nuit s'achevait. Un terrifiant hennissement et le sourd martèlement de sabots le firent sursauter. Il se rappela le mythe du Cavalier Noir que les anciens racontaient au coin du feu. Lorsqu'il était petit, il avait entendu les sabots du cheval terrifiant par les nuits d'orage. Il se pelotonnait alors sous ses draps, se bouchant les oreilles. Aujourd'hui, il ressentait cette frayeur d'enfant, mais refusait d'y céder. Courir, ne penser qu'à la course, oublier son corps douloureux, ses quadriceps, ses mollets, ses épaules, ne pas craquer au mental.
Il approchait de la dernière étape, Bourganeuf, petite cité médiévale ayant connu ses heures de gloire au temps de Pierre d'Aubusson et du Grand Prieuré d'Auvergne. Là se dressait, au-dessus de la place de l'étang, la massive tour Zizim, point d'arrivée du trail running.
Une foule d'admirateurs applaudissait l'arrivée des coureurs. Comme dans un rêve, il franchit à son tour la ligne d'arrivée. Alors, levant les yeux vers le ciel, il aperçut en haut de la tour le jeune prince Zizim dont l'habit chamarré brillait dans la lumière du matin. Il lui souriait comme on sourit à un frère ou à un égal.
S'effondrant de fatigue, il ferma les yeux et au milieu des étoiles qui tourbillonnaient derrière ses paupières, il sut que ce matin, lui aussi, avait gagné ses lettres de noblesse.