L'ombre du désespoir

Etudiant à l'Université d'Abomey-Calavi. Futur licencié en Etudes Africaines.

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux, lut Niyi sur la première page d’un bloc de feuille manuscrite qu’il prit sur la table en entrant dans la chambre, suivi de Jeanne.
Cette dernière se carra dans une chaise pivotante, face à la fenêtre à lame par laquelle traversait un rayon du couchant venu se pâmer sur le plancher de la chambre.
- Tu l’as écrit, demanda Niyi en désignant le bloc de feuille dans sa main.
- Mon père en est l’auteur. Il l’a écrit quand il était étudiant, dit Jeanne en réajustant ses lunettes à montures rectangulaire sur son nez avec son index droit.
- Je me demande bien ce que sous-entend ce mystérieux titre.
- Et si tu lisais l’écrit pour comprendre ?
Niyi hocha la tête, approcha sa grande silhouette de la fenêtre, s’y accota de son épaule, et à la mourante lueur dorée du couchée, il porta le bloc de feuille à ses yeux et d’une voix retenue, sous l’attention de Jeanne, il lut.


Tout commença lorsque, fraîchement atterrit sur le campus, je devenais responsable d’amphi.
Je m’y étais inscrit par respect à cet intrinsèque désir en moi de mener à la perfection tout ce qui était gérable que par l’insistance de mon ami proche, Diouk qui m’y avait encouragé.
Les tâches de ma responsabilité consistaient à la suivie assidue du remplissage des cahiers de textes par les enseignants et de porter à l’oreille de mes camarades les injonctions des profs sur les documents à se procurer.
Mais il y avait une tâche que je réprouvais tant, celle de courir dans les quatre coins du campus à la recherche d’amphis pour le déroulement des cours. Pour cela, il fallait avoir l’astragale prêt à se décrocher avant que la chance ne nous offre une restreinte aula, bref, un inconfortable étouffoir que nous encombrions, au sein d’une désinvolture qui sautait aux yeux : un plafond garnit de pertuis, des ventilateurs brinquebalants, de l’électricité qui épargnait son service à l’immeuble, des assises ébréchées, voir vermoulues... Elogieuse était cette désinvolture qui nous laissait suivre les cours dans de tels amphis où, on contractait des torticolis à vouloir trop étendre nos oreilles jusqu’au pupitre pour récupérer au moins des bribes d’explications de l’enseignant.
Et les soirs de retours, on traînait nos rudes journées vers nos domiciles espérant que demain, un nouveau soleil se lèverait avec les mêmes pénibilités quotidiennes.
Et les soirs venus, avant de penser à m’étendre des lassitudes de la journée, je m’attelais à cette ultime tâche. Il s’agissait de contacter les enseignants pour me renseigner sur leurs disponibilités : « Bonjour, monsieur, c’est Denis, le responsable des étudiants de la deuxième année en lettres modernes. C’est pour vous rappeler que vous avez cours avec nous demain à sept heures... »
Certains me rappelaient sur le fait leurs perpétuelles indisponibilités. D’autres voudraient qu’il y ait au préalable une aula convenable avant de se décider à voir nos tronches. D’autres encore, voudraient s’assurer que le document de l’unité de cours proposé était accessible à plus de la moitié des camarades avant de garantir leurs présences.
Et après avoir contacté les profs, je glissais dans ma couche et parfois comme le sommeil tardait à m’emporter, mon bon sens pâtissait en pensant avec réserve à cette tâche qui était de rappeler aux enseignants leurs priorités.
Les lendemains arrivaient et je m’extirpais de la promiscuité de la cabine universitaire que je partageais avec six autres étudiants. Ces cabines universitaires avaient la réputation de loger deux étudiants par chaque trois mètres carrés. Mais nos politiques n’étaient pas encore assez imbues de leurs velléités et de leurs négligences pour qu’un jour elles puissent penser à achever les logements entamés et abandonnés à la piètre appréciation de tous.
En amphi, on entendait l’arrivée des enseignants. Parfois en vain. Et parfois ils venaient, rien que pour brusquer la séance en nous flanquant une dictée machinale et de fournir quelques gloses hâtives pour enfin de compte nous tourner un dos qui nous passait le «Bon débarras, à la prochaine».
Certains, compte tenu de leurs longues absences essayaient de couvrir le cours de tout un semestre en une journée. Je m’interrogeais souvent si un travail exécuté à bride abattue garantissait-il une qualité à part la lacune ? Eux-mêmes ne semblaient pas voir l’indécence.
Je me souviens avoir exprimé une rancœur à ce sujet à Diouk. Je lui avais demandé si à son avis tout allait bien sur le campus.
- Qu’est-ce qui te le fait dire, me questionna-t-il.
- Comment se fait-il qu’ils abattent des cours d’un semestre en l’espace de deux mois ou trois mois?
- ça dépend, les enseignants achèvent le programme au plus tôt pour nous libérer.
- A ta place j’aurai honte de dire ça. Rare sont les projets de groupe, les travaux d’équipe, les présentations en classe et les séminaires. Demande-toi ce qui enrichi vraiment l’expérience universitaire, à part ces aptitudes ?
- Pfft, peu importe ! En tout cas moi, je ne veux pas vieillir sur le campus. En finir le plus vite possible est mon souci.
J’avais secoué la tête d’incompréhension à cette écœurante réponse venue de mon ami qui était assez moins consciencieux pour ne pas voir cette extravagance dont souffre le système.
J’étais allé voir un de nos enseignants. Il était à mes yeux, un des enseignants idéals que nous avions. Il ne traitait pas ces étudiants avec cet apparent attitude d’ancienneté dont s’imbue quelques-uns d’entre eux. Il n’avait pas de cette déplaisance qu’on notait chez les anciens qui, à force d’accumuler le temps dans la fonction, avaient la passion fanée et développaient à la place un automatisme aveugle qui ennuyait. Mon enseignant préféré, par contre, avait cette exquise qualité de rassembler à ses séances de cours, même l’étudiant le plus absent de l’histoire et il prêtait toujours une attention pondérée à chacun de nous. Ces genres d’enseignants ne passaient jamais inaperçu auprès de leurs étudiants qu’ils maîtrisaient presque. Il fut celui qui me relata l’introversion de ma personnalité et il trouvait à Diouk, l’étudiant ordinaire, peu engagé dans ses études, et négligent.
Et il s’appliquait toujours à suivre une pédagogie soucieuse de l’étudiant. Quand je lui fis part de mon désarroi sur la pression inique dans nos activités académiques et de comment les justes valeurs d’une digne expérience universitaire se faisait saper sous le coup d’une complète manque de bienveillance, il avait soupiré, pendant que je m’attendais à ce qu’il dénonce tort, il dit simplement : « Revendiquez vos droits !»
Il avait raison. Mais comment revendiquer lorsqu’on était incompris. A commencer par Diouk. Ce dernier réussit à terrasser mon courage lorsqu’un jour, je lui avais franchement demandé s’il ne trouvait pas qu’on pataugeait dans le noir d’une libre complaisance.
Pour la première fois, il avait avancé sur moi, sa carrure étendue, son large faciès et de ses yeux intenses avait émané une latente répression, qui me resta comme une hantise :
« Denis, tu n’es pas dans le noir, nous ne sommes pas dans le noir. C’est toi qui as les yeux fermé et cela t’a plongé dans le noir des normes surannées. Ouvre-les yeux. »


Niyi tourna la dernière page du bloc de feuille et se tourna vers la silhouette de Jeanne dans la chaise :
- Qu’avait-il fait de l’écrit, ton père ?
Jeanne dont le regard n’avait pas vacillé de l’énorme carrure de son camarade d’amphi, observa calmement :
- Rien. Il comptait le publier, mais il n’a pas pu. Et moi, je crois vouloir le faire.
Niyi fixa étrangement Jeanne, puis se détourna. Après un long moment de contemplation de la pénombre qui descendait hors de la chambre, il livra :
- Cet écrit est trop cru. Qui prêtera attention à ton opinion sur la nature d’un système dans lequel tu n’es qu’une goutte d’eau ?
Comme elle ne répondait pas, il se tourna pour inspecter le visage de Jeanne et il découvrit qu’un noir incertain avait envahi son ombre.