L'obscurité

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Après tout, cette obscurité m’allait parfaitement, ou du moins je m’y plaisais. J’y avais pris goût, à force d’habitude. Le syndrome de Stockholm, ou tout simplement une accoutumance ? Mon cœur réclamait de l’obscurité, et ce que le cœur veut, il l’a, la plupart du temps.
Je n’étais pas de ces jeunes adeptes de la noirceur, ces petits suppôts de Satan, non ! J’étais juste ce gamin blasé qui en avait marre. Les coups avaient plu sur moi, comme une série d’orages. Au début ils me permettaient de me sentir vivant. Ils me mettaient à l’épreuve, et me poussaient à me battre.
Mais comme dans un combat de boxe, il y a toujours un coup qui risque de nous mettre ko. Un coup inattendu. D’habitude ce sont ceux-là qui font le plus mal. Et celui-là m’avait bouleversé au point de me jeter à terre, sans espoir de me relever.
Les prémices du coup étaient passés par un téléphone. Un appel que je pensais banal mais qui hélas était présage de tous les malheurs :
-Je ne veux plus jamais te revoir !
Sept mots prononcés tellement vite que je pensais avoir rêvé. L’appel n’avait duré que quelques secondes, quelques maudites secondes qui eurent un écho vers l’éternité. Une éternité que je m’étais juré de passer à ses côtés, mais apparemment elle ne le voulait pas.
Mes différents appels sonnaient dans le vide, et mes messages ne trouvaient jamais de réponse. J’avais décidé d’aller faire un tour chez elle, mais personne : ni elle, ni ses parents, ni sa sœur. C’était comme si elle venait de disparaitre de la surface de la terre.
Il y a différentes manières de tuer : une balle en pleine tête, un poignard, une décapitation... Mais la plus cruelle d’entre toutes est l’indifférence. Elle tue à petit feu, et dévore chaque centimètre carré de notre âme. C’est de cette manière qu’elle avait décidé de me tuer. Et le pire, c’est que je ne savais pas pourquoi. Ma sentence avait été prononcée, mon jugement dit, et ma prison toute faite : l’oubli. J’aurais préféré qu’elle me tue, ou qu’elle rompe avec moi. J’aurais tout simplement voulu qu’elle me donne une explication claire.
Les premiers jours avaient été les plus durs à supporter. Je n’arrivais plus à dormir, ni même à manger. Ma mère me regardait dépérir, impuissante. Elle réussit néanmoins à me convaincre de manger un peu, ou alors c’étaient les crampes d’estomac.
Peu à peu, je recommençais à vivre e à retrouver un semblant de normalité. Je pensais toujours à elle, mais je décidais de « bien » me comporter devant les gens, et de souffrir en silence. J’étais comme endeuillé, cachant un immense trou de chagrin dans mon cœur. Je me serais bien confié, mais ma confidente était, cette fois-ci, la source de mes malheurs.
J’étais devenu un automate. J’allais à l’université, je mangeais avec ma famille, je lisais. Ou plutôt je feuilletais les livres. Les pages défilaient sous mes yeux sans que je ne retienne un seul mot.
Les seuls moments de répit étaient quand je regardais mes séries. Là je me sentais absorbé par les histoires qu’elles racontaient, par les différentes embûches qui se dressaient devant les héros de ces films. Si seulement je pouvais avoir leur force. Si seulement...
Un matin alors que je marchais sur la plage, j’avais aperçu une silhouette près de la route. J’avais cru à un mirage, mais il fallait que je vérifie de mes propres yeux. Je courus vers elle, mais à chaque foulée, elle semblait s’éloigner davantage. Elle semblait attendre une voiture. Un taxi venait de s’arrêter devant elle. Je courais, tout en priant :
-Non, non, ne monte pas dans ce taxi.
Les gens autour de moi me regardaient, mais je m’en moquais. A dix mètres du taxi, je criais : non ne pars pas ! J’arrivais trop tard. Mais mon cri semblait être arrivé jusqu’à ses oreilles. Elle se retourna et me regarda. J’avais le sang qui tambourinait dans mon cœur. Ma poitrine était en feu, et mon cerveau bouillonnait. J’avais les mains sur les genoux, fatigué par cette course intense. Ce visage était plus mince que dans mes souvenirs. Les joues plus creuses, le regard moins vif. Mais ce regard, je le reconnaitrais parmi des milliers. C’était elle !
Le taxi avait démarré, et je la perdis, encore une fois. Tous les efforts que j’avais faits pour m’en sortir me paraissaient vains désormais. Le semblant de normalité que j’avais retrouvé allait s’effondrer comme un château de cartes. Je pensais aux abîmes, aux ténèbres, et à la solitude. Elle serait désormais ma compagne, celle qui ne risquerait jamais de m’abandonner. J’avais imaginé mon éternité avec Khadija, j’avais tort finalement. Solitude, à nous deux. Marchons vers l’éternité.
Cet épisode m’avait profondément marqué, plus que le premier. J’avais toujours cru que quand je la reverrai j’aurais enfin les réponses à mes questions, mais c’était tout à fait le contraire. J’avais encore plus de questions, qui n’auraient sans doute jamais de réponse.
Je décidai de ne plus assister aux cours. A quoi bon y aller si c’était pour regarder les professeurs brasser du vent ? En plus, j’avais signé un pacte avec la solitude. Et quand je fais une promesse, je la tiens d’habitude. Ma mère aussi avait fait une promesse : celle de veiller sur moi, vaille que vaille. Elle ne comptait pas me laisser dans cet état. Elle me supplia d’aller voir un marabout, ou un docteur, n’importe qui. Elle voulait juste que je me bouge. J’acceptai d’aller voir un docteur, un en psychologie. Mes problèmes n’étaient pas physiques. Le psy décida que je devais venir le voir une fois par semaine. J’avais accepté pas parce que j’en avais besoin, mais parce que je le trouvais drôle.
Après une de nos séances, je décidais de m’assoir sur les bancs pour voir les gens passer. Quelqu’un était passé devant moi à deux reprises, et son visage m’était familier. Après une brève fouille dans ma mémoire, je sursautais et courais illico presto après elle. C’était la grande sœur de Khadija, et elle pourrait peut-être m’aider.
J’avais couru plus vite que la dernière fois, et ma main sur son bras la fit sursauter. Quand elle se retourna, elle enleva ses lunettes pour mieux voir. Elle semblait aussi surprise que moi.
-Toi ? Que fais-tu ici ?
Je lui expliquais pour mon rendez-vous avec le psy, et tout ce qui s’était passé depuis quelques mois. Je parlais tellement que je n’avais même pas remarqué qu’elle tenait un gros sachet de médicaments. Remarquant mon regard, elle tenta de me rassurer, mais il fallait qu’elle trouve mieux que ça. Face à mon insistance, elle me demanda de la suivre.
Elle me mena au bâtiment des urgences. J’avais une boule au ventre, et mes jambes se mouvaient sans mon consentement. Après avoir longé un couloir rempli de pauvres âmes désespérées, elle ouvrit une porte et me demanda d’entrer. Je m’exécutais sans savoir ce qu’il y avait à l’intérieur.
-T’en as mis du temps.
La voix était si faible, comme un soupir. Je restais figé. Puis me retournais pour la voir. Elle était étendue sur un lit, la peau sur les os. Ses yeux faillirent sortir de leurs orbites quand elle me vit. Je lui posais un tas de questions auxquelles sa grande sœur répondit à sa place.
Khadija souffrait d’une tumeur au cerveau. Elle m’avait quitté parce qu’elle ne voulait pas que je vive l’enfer de m’occuper d’une condamnée à mort.
Je lui en avais voulu. Mais j’étais loin de m’imaginer qu’elle m’avait quitté pour mon propre bien.
Le lendemain je revins la voir. Sa sœur était déjà là, et sa mère aussi. Khadija paraissait joyeuse. Elle souriait. Et durant l’un de ces sourires, son visage resta ainsi, pour l’éternité.
Elle avait fermé les yeux, et mon cœur par la même occasion. Les lumières de mon cœur resteront, éternellement, dans l’obscurité.