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Le logeur claque la porte derrière lui et je me retrouve seule dans cet appartement inconnu, au cœur d'une ville maintes fois parcourue mais que j'ai à peine reconnue en y débarquant deux heures plus tôt.
C'est donc ici qu'on va se retrouver.
J'imprime mon pas dans le sol, toujours habitée par le sentiment vague de ne pas tout à fait réaliser que je suis là. Je passe de pièce en pièce, je découvre chacune d'elle avec un mélange de sidération et de soulagement. L'endroit est neutre mais chaleureux. Dans quelques heures il aura une coloration toute différente, infiniment imprévisible mais, je le sais déjà, inoubliable quoi qu'il arrive.
La chambre. Elle est parfaite. Je frémis en regardant le lit, il faut que je me retienne de m'y allonger, je n'ai pas fermé l'œil la nuit précédente. J'observe la blancheur des oreillers avec une sorte de fascination. Dans quelques heures nous serons allongés là, lui et moi. Lui dont j'ignore presque tout et dont je n'ai jamais touché la peau. Lui dont le souvenir m'obsède depuis bien plus longtemps que je ne veux me l'avouer à moi-même.
Je ferme la porte et retourne au salon. Je voudrais retrouver enfin un peu de calme, ce calme qui m'a abandonnée il y a trois mois quand celui avec lequel je vivais depuis vingt ans a définitivement quitté notre appartement pour purement et simplement disparaître. En arrivant en ville tout à l'heure, j'ai pris le temps de marcher longuement au bord du fleuve et de choisir l'endroit idéal pour jeter mon alliance le plus loin possible dans l'eau sombre.
Et maintenant je suis là. J'attends un homme qui devrait passer cette porte d'ici trente minutes, et je n'arrive pas à déterminer ce que cette pensée suscite exactement en moi. Une ivresse, un éblouissement qui me consume au point de presque anéantir toute émotion.
Je ne comprends toujours pas très bien la nature de l'élan qui m'a poussée à lui écrire deux mois plus tôt. Un éclat né de la friction entre pulsion de vie et pulsion de mort. Le sentiment vertigineux de n'avoir plus rien à perdre. Et surtout, étrangement, le retour dans ma mémoire de ces images d'il y a quinze ans, où pendant de longues heures mes yeux se perdaient dans les siens, comme aspirés dans la quête folle de la réponse à cette question que, pour une raison incompréhensible, j'étais convaincue qu'il détenait : qui suis-je ?
Je ne l'ai revu qu'une fois depuis cette époque. C'était pendant mon voyage de noces, il y a longtemps déjà. Curieusement, c'était la destination où il disait qu'il m'emmènerait un jour qui avait été choisie. En arpentant les ruelles au bras de mon mari, je ne pensais qu'à lui. Aux conversations où il évoquait précisément le nom de ces rues. À la violence de l'attraction magnétique qu'il exerçait sur moi. Au maelstrom de désir refoulé, de trouble et de culpabilité qui me tordait le ventre. J'étais en lune de miel avec un autre et je croyais le voir à tous les coins de rue. Jusqu'à ce que, dans cette cathédrale visitée au hasard, son apparition me foudroie : il était là, vraiment. Immense, félin, inchangé depuis ces années de silence, observant les vitraux aux côtés d'une jolie femme. il m'avait fallu quelques secondes pour intégrer la réalité de ce que mes sens m'indiquaient. Quand il s'est retourné vers moi et m'a reconnue, nos yeux se sont immédiatement aimantés. Il était lui aussi en voyage de noces. À cet instant-là, tout mon être avait vacillé.
Je n'ai aucune idée de ce à quoi il ressemble maintenant. En reprenant notre correspondance, on s'est très rapidement dit qu'on ne se montrerait pas d'images. Des mots, juste des mots. De l'attente. Du fantasme. Un espoir un peu dément. Et ce pari fou de se retrouver ici, aujourd'hui, et de laisser les choses venir. Les dernières semaines se sont égrenées comme un compte à rebours avant l'explosion d'une bombe. La date a fini par être celle du jour, et je suis là, maintenant, à observer l'imminence de la déflagration.
L'attente commence insidieusement à laisser place à l'angoisse. Je décide de prendre une douche rapide pour que les minutes défilent sans moi. Sous l'eau tiède, j'essaye de me détendre et de me concentrer sur la sensation de mes mains sur ma peau. Frissons. Je n'ai aucune idée de la manière dont on s'ouvre à un homme, je n'ai pour ainsi dire connu que mon mari.
Au moment d'enfiler un des deux peignoirs blancs soigneusement pliés sur l'étagère, une vision me revient. Dans l'avion, je me suis assoupie brièvement et dans un semi-rêve, une forme mouvante s'est approchée de moi. Ses traits se sont précisés peu à peu jusqu'à devenir un visage indéterminé qui me regardait avec une infinie douceur. Ses lèvres bleutées se sont ouvertes et un son indescriptible, quelque part entre la plainte et un chant sous-marin, a commencé à m'envelopper. C'était profondément réconfortant et assez perturbant. Je m'habille lentement en me demandant de quelle sorte d'oracle il s'agit.
Maintenant je dois choisir l'endroit où je serai postée quand il apparaîtra. Mes jambes tremblent.
Je m'installe en tailleur sur un fauteuil au milieu du salon, face à porte d'entrée. Je regarde la poignée et je remarque que sa forme ressemble à la première lettre de mon prénom. Plus que quelques minutes et il sera là. Je ferme les yeux, et ce sont les siens qui m'apparaissent aussitôt. Profonds, noirs, irisés, une immensité dans laquelle je plonge à nouveau dans une stupeur et un abandon délicieux. Les contours du décor qui m'entoure s'estompent, et l'épaisseur du silence se dissout peu à peu dans le souvenir du chant de la créature de mon rêve. Doucement, la certitude tranquille que je suis exactement là où je devrais être me remplit entièrement.
Sur la table, mon téléphone vibre. Quelques mots apparaissent : « Je suis là dans 5 minutes. »
Lentement, je réponds : « La porte est ouverte. »
Respiration.
Il reste cinq minutes à la peur et à l'euphorie pour s'offrir une dernière danse.
Et durant chaque seconde, je vais fixer cette porte en attendant que l'initiale de mon prénom bascule.

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