Les cinq doigts de la main

Le bleu du ciel et le sable à perte de vue. Allongé au sol, seul depuis des heures, son regard fixe la ligne d’horizon. Quelques gouttes de sueur glissent sur ses yeux, son esprit et son corps en osmose tendus vers un seul but : la mission, accomplir la mission. Tout à coup, des éclats de lumière surgissent au loin annonçant un convoi ennemi. Rapidement il compte les camions et prévient d’une main dressée ses camarades à quelques dizaines de mètres derrière lui : cinq. Cinq camions d’hommes « lourdement armés », comme diraient les journalistes. Cette idée lui accroche un sourire sous le casque ; soudain, une détonation, des cris, des tirs en rafale et puis… plus rien.

Le blanc tout autour de lui : aux murs, au plafond. Doucement il ouvre enfin les yeux : une douleur brûlante, incisive le sort de sa torpeur. Elle attire irrésistiblement son regard vers le bas de son corps. Et là encore, du blanc tout autour de son genou droit et, en dessous, uniquement le blanc des draps : il réalise alors qu’il lui manque tout le bas de sa jambe. Le choc violent, incommensurable l’étreint. La stupeur peu à peu laisse la place à la révolte qui s’immisce dans ses veines, gagne tout son corps et atteint jusqu’à son âme qui, elle, n’hésite pas et dans un cri le pousse au combat : non, il n’est pas fini, oui, il va se battre. Voilà sa prochaine mission. De longs mois sont nécessaires emplis de doutes, d’espérance et de souffrances et parfois même de découragement. Et puis arrive ce premier rendez-vous avec celle qui deviendra sa compagne, sa liberté : il la découvre avec espoir et la trouve presque belle cette prothèse avec sa lame en carbone. Il lui parle, la caresse, la met au défi et parfois même la rejette quand la douleur est trop forte. Ensemble, ils apprennent à marcher, à ne plus faire qu’un. Et puis un jour, n’y tenant plus, il se met à courir. Il s’engage à nouveau de tout son être avec un objectif : participer aux Jeux paralympiques. La vie ne vaut-elle pas que par les défis qu’on relève et qui nous portent bien plus haut que ce dont nous nous croyions capables… ?

Le rouge de la piste, la tension des muscles prêts à bondir. Son regard fixe la ligne d’arrivée. Il s’élance au coup de starter. Il déploie ses enjambées au rythme de ce souffle puissant qui l’anime. Sa foulée cadencée épouse avec souplesse le sol ; cette nouvelle partie de lui l’emmène au-delà de la souffrance. Il accélère poussé par cette mélodie qui envahit son âme et qu’il connaît bien : la mission, réussir la mission. Il se jette alors dans un ultime effort et passe la ligne d’arrivée le premier. Il relève la tête et lentement tend son bras, la main dressée, les cinq doigts écartés.

Il pense à son ami, celui qui est resté étendu sur le sable du désert et prononce ces mots :

— Elle est pour toi cette victoire mon frère d’armes.

 

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Œuvre produite dans le cadre des ateliers d’écriture organisés par le Chambray Touraine Handball