Les chrysanthèmes de Rothko

Il est grand temps de rallumer les étoiles. G. Apollinaire

Image de Portez haut les couleurs ! - 2020
L’échauffement se déroulait sur le stade annexe. Nous restions accoudés à la barrière pour jauger la forme de nos favoris et faire nos pronostics.
- C’est la période de la chasse, Jean-Luc n’a pas été aux entraînements, maugréa un vieil homme, pourquoi le font-ils jouer...
- Michel souffre encore de la blessure contractée au mollet lors du déplacement à Tyrosse, il ne jouera pas tout le match,
- Zaza a l’air en pleine forme, il va faire mal à son adversaire au cœur de la mêlée, j’espère qu’il a mis ses pare-chocs celui-ci,
- Jean-Louis a mis les gants en peau de pêche, regarde, il relâche tous les ballons. Il a l’air de bien passer les tirs au but, c’est déjà ça.

Un homme s’approcha de moi, c’était le président du club, Papa le connaissait pour lui avoir rendu quelques services. Il passa sa main dans mes cheveux et m’interpella :
- Alors petit tu aimes venir au match ?
- Oh oui répliquai-je timidement
- Es-tu chauvin me demanda-t-il avec le ton employé lorsqu’on pose une question d’une extrême importance,
- Oh oui soufflai-je dans un grand sourire.

A l’époque les couleurs ça nous connaissait. En face de la maison les maraichers cultivaient des chrysanthèmes. A la période de la floraison, le champ était découpé en bandes de couleurs : jaune, orangé, rouge ou parme. Un vrai tableau moderne à la Rothko. Chaque dimanche, comme un rituel, mon père et moi, nous quittions la maison, nous prenions le chemin bordé de noisetiers, nous longions le champ de maïs pour aller au stade supporter l’équipe au maillot rouge de l’US Dax.

A quinze heures nous étions installés, l’équipe de Bègles affrontait les « rouge et blanc ». Les supporters visiteurs accédaient au stade avec des banderoles et des trompes ce qui menaçait la tranquillité dominicale de notre petite ville. Chaque année, nous affrontions les « radis », cette plante potagère était l’emblème du club de la banlieue de Bordeaux, chaque année la passion montait d’un cran car il fallait les battre et, suprême délice, si possible à plate couture. Les radis ont crié pendant tout le match, semblaient désolés lorsque nous marquions le seul essai de la rencontre et repartirent les drapeaux en berne.

Chaque match, quel que soit son enjeu, déclenchait chez moi une tension forte. Je ne pouvais pas regarder les envolées des arrières ou les affrontements des premières lignes sereinement ou avec un tant soit peu de détachement. Chaque action était scrutée, mimée, rejouée jusqu’à ce qu’elle soit parfaite. Un ballon tombé ou arraché par l’adversaire était un drame. Un débordement de l’ailier rattrapé par son vis-à-vis et poussé de justesse en touche faisait battre le cœur d’espoir puis de déception. Une percée du demi d’ouverture, deux ou trois belles passes jusqu’à l’aile pour finir derrière la ligne d’en-but déclenchait une excitation, des cris et une joie profonde. Ces émotions m’ont accompagné toute ma vie. Lorsque je regarde un match du tournoi, encore aujourd’hui, c’est le petit garçon de Dax, le landais d’adoption qui le regarde et le vit avec la même intensité et la même candeur que dans les années soixante.

Au printemps je suis tombé malade, gravement malade avait dit le docteur comme pour me rendre un peu fier. J’étais tellement faible que je ne pouvais plus aller aux matches. C’était un crève-cœur. Je lisais les comptes-rendus sportifs dans la presse locale mais la présence des joueurs, le stade, les encouragements, les cacahuètes, tout cela me manquait cruellement.

Les livres s’empilaient au pied de mon lit, j’avais trouvé dans la lecture une échappatoire. Je m’évadais en rejoignant les marins pris dans les tempêtes, à la recherche d’une île ou d’un trésor. Je prenais le chemin de belles demeures et vivais des amours incendiaires par procuration. Je faisais le tour du monde, affrontant des tribus sauvages, des fauves ou des malandrins. Pour mon anniversaire mon père me fit une belle surprise, il avait demandé à Zaza un de mes joueurs préférés de venir à la maison pour me réconforter. Ce joueur n’était pas très démonstratif, un joueur de l’ombre, pilier de son état mais j’aimais sa force, sa hargne, son petit sourire adressé à son adversaire lorsqu’il sortait d’une mêlée chahutée, son sens du replacement, ses placages farouches qui découpaient les malheureux qui tombaient entre ses mains. Zaza m’avait apporté son maillot, celui qu’il portait pour le dernier match contre Mont-de-Marsan (match gagné 10 à 9), j’avais les larmes aux yeux. J’avais devant moi un joueur exemplaire, un international, dans mon esprit un grand homme (certes je ne connaissais pas grand-chose à la vie pour juger de la grandeur des hommes). Zaza se planta devant mon lit et se mit à chanter d’une voix puissante un chant de nos campagnes, un chant qui venait du fond de l’âme, qui affirmait notre terroir et nos traditions. La voix chaude de cet homme me bouleversa, elle me donna de la force pour les semaines qui suivirent et peut-être pour le reste de ma vie.

Cette année là Dax alla jusqu’en finale, je regardais sur le téléviseur en noir et blanc la prestation de mes favoris. J’étais sorti de mon lit un peu flageolant, j’eus le droit de m’installer dans le fauteuil en cuir au chaud sous une couverture pour voir le match. Cette finale comme beaucoup d’autres nous la perdîmes. Des ballons relâchés, des touches mal assurées, des pénalités dues à une trop grande nervosité, deux ou trois actions qui n’allèrent pas au bout et nous avions perdu. La tristesse après la défaite fut immense, une sorte de vide venait s’installer sous mes pieds, le goût à ne rien faire, une tristesse profonde aussi que forte que celle générée par la perte d’un être cher (je sais ça peut paraître exagéré mais c’est ainsi que je le vivais).

Ma maladie s’aggrava au cours du printemps. L’affaire était sérieuse, seule une opération compliquée pouvait me donner des chances de retrouver une vie normale. Oh je ne souffrais pas mais je ressentais une fatigue immense, un peu de fièvre et l’esprit qui vagabondait. L’opération était couteuse et devait se dérouler dans un hôpital parisien spécialisé pour ce type d’interventions. Mes parents n’avaient pas les revenus qui permettaient d’assumer cette dépense sauf à faire des emprunts qui allaient les mettre en difficulté pendant de longues années.

Quelques joueurs se regroupèrent et décidèrent de mener une action pour aider ce jeune supporter dacquois et ses parents. Ils passèrent des coups de fil, firent jouer les relations. En quatre jours tous les clubs landais étaient mobilisés pour organiser un match de gala dans le but de récolter des fonds. De Soustons à Peyrehorade, de Tartas à Hossegor les joueurs répondirent présents et solidaires. Le match se déroula un samedi pendant les fêtes de Dax, la foule était au rendez-vous et se déversa lentement des arènes jusqu’au stade. Les valeurs de ce sport trouvaient un magnifique écho à travers cette manifestation collective.

En septembre, à la reprise du championnat, l’US Dax accueillait Pau ou Tarbes, je ne sais plus. Les chrysanthèmes étaient en boutons. Le chemin bordé par les noisetiers sentait bon et les maïs étaient coupés. Fièrement je suivais le chemin du stade après plusieurs mois de disette. C’était un match de reprise, un peu moins intense peut-être, une sorte de rencontre pour se remettre en forme, ce qui convenait bien à mon état physique. Nous avons gagné la partie sans panache mais nous l’avons gagnée et c’était un signe pour moi. Un nouveau départ, une nouvelle saison qui s’annonçait florissante, toute à la joie de supporter cette équipe en rouge et blanc que j’aimais de tout mon cœur.