Le trop plein

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux.
Une belle question qui mérite une profonde réflexion. Plusieurs hypothèses peuvent être envisagées. Il est tout à fait possible d’avoir les yeux fermés (par soi-même ou par un individu tiers dans un contexte donné) ou d’être dans le noir (dans le sens propre du terme ou dans un sens figuré où l’on broie réellement du noir) ; ou peut-être dans les deux cas de façon simultanée.
Avoir les yeux fermés : la manipulation de l’homme par l’homme, la domination sont autant de facteurs qui mènent l’homme à avoir les yeux clos sur les injustices de la vie. Se taire face à une situation incontrôlable qui vous phagocyte.
Pour ne pas avoir à affronter ses craintes, on refuse de vivre une situation qui nous est révoltante. Lorsque les rêves sont engloutis dans un méandre incontrôlé ou sur contrôlé de réalité fausse, on ferme les yeux pour fuir la réalité. Des excuses sont inventées pour se faufiler; Plus tu gardes des yeux fermés plus tu repousses l’inévitable. Tôt ou tard il te faudra les ouvrir ou pas et dans ce dernier cas, on est submergé de noir.
Ce n’est toujours pas évident de le savoir lorsque la situation se présente. Lorsqu’on en arrive à se poser la question le flou s’y est déjà installé et il est difficile de discerner si nous sommes dans le noir ou si nous avons les yeux fermés.
Par un après-midi du mois du novembre alors que j’attendais mon bus pour aller à mon travail, je fus rejoins par une jeune dame qui se mit à me parler. Il faisait gris, la cime dévêtue des arbres laissait voir un ciel nuageux. J’avais un casque sur les oreilles, Salif Keita murmurait le doux son de sa voix dans mes oreilles et me rappelait combien il fait chaud au Mali. J’étais dans mes rêveries lorsque cette dame se mit à me parler, ou plutôt à parler toute seule, je ne le saurai jamais. J’interrompis mon passe-temps pour lui répondre. Je m’attendais à une conversation normale. A ma grande surprise ce fut une conversation à sens unique. Elle avait besoin d’une oreille quelque peu attentive pour l’écouter. Je ne m’attendais pas à tronquer mon tablier de serveuse pour celui de psychologue.
Elle se laisse aller à des confidences. Tout comme les feuilles qui après s’être remplies de sève, jaunissent et se laissent choir au pied des arbres en automne, cette dernière en fit pareil avec moi. Après avoir tant subit, elle me raconte le trop plein qu’elle a encaissé, depuis des années.
-Tu te rends comptes, hier j’ai croisé ma sœur dans le bus, elle ne m’a même pas accordé un regard. Décidément, je crois que je suis morte pour eux.
-...
-Plus personne dans ma famille ne m’adresse la parole. Ce n’est quand même pas méchant de choisir son conjoint. Je sais que je suis une personne qui réclame beaucoup d'attention; raison de plus pour choisir la personne qui pourra m’apporter ce dont il me faut.
-...
-Tu me comprends.
-...Hum
Depuis le début de son monologue ce n’est qu’un soupir j’ai pu placer. Il est bien vrai que je ne suis pas du genre bavard. Je crois qu’on s’était trouvé. La paire idéale. Celle qui parle et celle qui écoute.
-Comment peut-on m’obliger à vivre avec une personne sur qui je ne sais rien. Mes parents ont décidé de me marier à un arrière-cousin de la famille qui saurait prendre soin de moi. Le jour de nos fiançailles, je me suis retrouvée à l’hôpital pour un lavage d’estomac. La veille j’avais avalé un nombre important de médicaments pour m’ôter la vie. Par malchance ma mère me trouva inconsciente dans ma chambre et on me conduisit illico presto à l’hôpital. Et depuis cet incident, ma famille m’a renié parce qu'il nous est interdit de disposer de notre souffle de vie comme bon nous semble.
-...
-Grâce à cette tentative de suicide j’eus gain de cause. Je pouvais vivre avec la personne que je veux. En fait je ne m’étais pas rendu compte que l’homme sur qui je comptais n’étais avec moi que pour mes biens financiers. Il me faisait toujours croire qu’il travaille dans un minerai d’extraction de diamant au Gabon; raison pour laquelle il s’absentait souvent. Il m’a fallu m’installer avec lui pour voir l’envers du décor. Il dilapidait mes finances en alcool et chicha.
J’ouvris grand mes yeux d’étonnement. Le pire de son histoire reste à venir, je le sens.
-Tu vois un peu dans quel bourbier je me suis mise. Mais je me console en me disait que l’amour qu’on ressent l’un pour l’autre est réciproque. Il lui arrive de partir pour une semaine pour son travail. Au fil du temps, je me suis rendu compte qu’il n’avait pas les papiers nécessaires pour effectuer un voyage mon Rodolf. J’ai fini par imaginer qu’il avait une autre conjointe.
-...
-la prochaine fois qu’il m’a annoncé qu’il devrait voyager, je l’ai filé. Je pensais qu’il allait rejoindre une femme, mais non. En fait quand il part de la maison pour quelques jours, il rejoint un groupe d’ami avec qui il passe leur temps à boire, à fumer et à débiter des conneries de tout genre. Je fus secouée devant cette découverte. Je rentre chez moi toute honteuse.
Je me demande quand est-ce qu’elle va arrêter de parler et surtout quand est ce que ce bus va passer. Il est 16h50. Mon bus ne va plus tarder. Avec un peu de chance je n’aurai pas à tout écouter.
-Je ne sais comment j’ai fait pour arriver chez moi. Je sens mes forces m’abandonner. Les larmes qui coulent seules. Mes idées sont floues, sauf une idée claire. Ma vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Je me coupe les veines et j’attends de voir apparaitre la lumière blanche au bout du tunnel.
-...
-J’ouvre les yeux pensant avoir atteint le bout du tunnel. Hélas. Déception. Cri. Douleur...Je me trouve à l’hôpital avec des bandages tout autour de mes poignets. Le médecin me fait savoir que j’ai eu la vie sauve grâce à ma voisine de Palier, madame Constance.
-...
-Le docteur me fait savoir qu’il me transfère dans un centre psychiatrique pour un suivi.
-Qui pouvons-nous joindre pour lui informer de votre état santé et de votre transfert ? Un parent, un conjoint ?
Silence
-Une amie ?
-...je...n’ai personne.
-Et pourtant votre voisine a fait savoir au Samu que vous vivez avec votre mari.
Sanglots.
-Reprenez-vous et dites-moi ce qui ne va pas.
- Je ne sais pas où il est.
Combien de temps encore durera ce monologue.
-Je n’ai reçu aucune visite quand j’étais à l’hôpital, ni durant mon séjour au centre psychiatrique. Est-ce parce que je ne connais pas d’autre forme d’amour que celui que je partage avec mon conjoint que je ne veux pas le quitter ou est-ce parce que j’ai peur d’affronter la réalité ?
-...
-je fis deux semaines au centre psychiatrique. A mon retour, Rodolf entre dans une colère noire et me demande d’où je viens. De l’hôpital lui répondis-je. Je m’attends à un peu de compassion de sa part, mais hélas. Rodolf me fait savoir que ce n’est pas une raison de le laisser sans aucune ressource. Il me dit que j’aurais dû, avant de me faire hospitaliser déposer de l’argent pour lui. La raison de mon hospitalisation lui importe peu. Il n’y a que mon argent qu’il convoite.
-...
- Je lui dis que je suis au courant de tous ses mensonges. Il sourit et me dit que ce ne sont pas des mensonges et il n’a fait que me dire ce que je voulais entendre.
A quoi s’attend-elle vraiment de Rodolf qu’elle n’arrive pas à sortir de sa vie.
-...je me dépense en ménage, cuisine. Je fais les courses. Je m’occupe de toutes les dépenses et lui...
Et enfin mon bus.
-Au revoir.
On aurait dit que je parlais à un mur. Rien. Qu’un silence glacial.
Avait-elle réellement besoin d’une oreille attentive ? Avait-elle juste besoin de parler ?
Elle a perdu le sens de la vie car son goût est amer. Elle a refusé d’épouser celui choisi par sa famille. Elle s’est retrouvée à vivre un mensonge d’amour. Elle savait la réalité mais l’a fui par des tentatives de suicide. Elle vît dans un brouillard ou la lumière peine à percer. Le flou s’est déjà installé et il est désormais difficile pour elle de discerner si elle est dans le noir ou si elle a les yeux fermés.