Le Réveil

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux.
Fais-je un cauchemar ou rêvé-je toute éveillée? Je n'en sais rien.
Mes pensées les plus sombres, les plus ténébreuses ressurgissent, erratiques, tournoient et m'emportent là où aucune lumière ne perce.
On dit qu'il n'y a pas de lumière dans les trous noirs. Mais, lui, l'espace d'un court instant fut ma lumière. Lumière qui brille très fort. Lumière qui attire. Et moi, telle Icare m'y suis-je frottée; me serais-je autant brûlée que je ne le regretterais pas. Lumière qui en un instant a remis en cause tous mes fondements. Lumière qui s'est éteinte trop vite.
Ma première rencontre avec ma Lumière se fit à l'occasion d'un marathon organisé pour récolter des fonds pour la construction d'un bâtiment de l'hôpital central devant abriter un service radiologique. Je n'étais pas grande coureuse, non, mais je voulais contribuer à cette cause. Après un kilomètre de course effrénée, je me sentis essoufflée et m'assis sur le rebord du trottoir. Je reprenais doucement mon souffle quand il me tendit une bouteille d'eau.
-Merci, soufflai-je.
-Je vous en prie. Je peux?
-Bien sûr, asseyez-vous.
Je débouchai la bouteille d'eau et la but à grandes gorgées. En un clin d'œil elle était vide.
-Vous en voulez encore?
Je levai enfin les yeux vers mon sauveur. Je ne vis que lui. Je ne voyais que lui. Tout ce qui nous entourait, tout avait disparu. Et à cet instant, l'évidence me frappa de plein fouet. Ce serait lui ou personne.
Nous restâmes figés l'un et l'autre dans nos regards, puis nous nous détournâmes.
La voix dans ma tête martelait : Danger! Feu rouge!
-Hmmm, fit-il.
Je répondis par un raclement de gorge peu approprié. Je devrais revoir mes bonnes manières.
-On y va? Il nous reste encore trois kilomètres à faire, annonça t-il.
Mes années de torture au lycée me revinrent. Ma timidité. Puis les cours de développement personnel. Comment j'avais pu me dompter. J'inspirai fortement et répondis :
-Resteriez-vous là à bavarder avec moi?
-Je n'y verrais aucun inconvénient.
J'aurais pu danser la rumba à ce moment, mais j'étais éreintée.
Et nous restâmes là, à bavarder...
Une douce chaleur m'enveloppe.
-Madame? Vous m'entendez? Il faut que vous reveniez.
Non, me dis-je in petto. Je ne veux pas revenir.
J’essaye de convoquer mon passé qui revient et m'enferme dans ce qui fut autrefois pour moi, le bonheur.
Mon cœur battait la cadence inexorable des tambours vaudous africains ce jour-là. Nous nous mariions. La cérémonie n'était ni trop pompeuse, ni trop simple. Je me sentais être un rayon de soleil. Tout était splendide. Mon homme et moi. Ma Lumière et moi. Sans doute l'un des plus beaux jours de ma vie. Oui, sans doute. Sans aucun doute...
-Dites-moi ce dont vous vous êtes rappelée.
-Ma première rencontre avec lui, notre mariage aussi.
-Comment étiez-vous en ces jours?
-Fébrile, lâchai-je d'une voix éteinte.
-Mais encore...?
Elle me gonflait celle-là.
Je débitai :
-Heureuse, fébrile, je vous l'ai dit,aussi excitée qu'une fille qui aurait reçu la poupée de ses rêves. Mais heureuse. Vraiment.
-Oui, je l'ai su, vous souriez. Il était votre poupée n'est-ce pas? Celle dont vous avez tant rêvé? La compagne idéale.
Je soupirai.
-Oui.
-Aviez-vous eu une doudoune ou un jouet auquel vous teniez plus que tout quand vous étiez plus jeune?
-Oui, j'avais un ours en peluche. Oh, pas grand-chose. Tout petit.
-Vous l'avez toujours?
-Non.
-Il vous manque?
-Des fois.
-Pourquoi ne l'avez-vous plus?
-Je l'ai perdu.
-Vous voulez en parler?
-Non.
-Je ne vais pas vous brusquer, mais j'ai vraiment besoin de savoir.
J'inspirai un grand coup, puis racontai.
-C'était un ours auquel je tenais énormément. Mais lorsque je déménageais mes affaires pour habiter chez lui, il a dû se perdre en cours de route. J'en ai pleuré.
Elle déposa son bloc-notes et son stylo et vint s'asseoir à mes côtés. Je reculai, à la fois pour lui faire de la place et parce que je la craignais un peu.
-Donnez-moi votre main.
-...
-S'il vous plaît. Je ne mords pas.
-Regardez-moi dans les yeux. Je sais que vous l'avez aimé. Je sais que vous l'aimez toujours. Et que cela vous brûle de le savoir parti. Vous savez, il était votre doudou, cet ours en peluche auquel vous teniez tant et que vous avez perdu. Pourquoi le considérez-vous comme mort? Il est là. Près de vous. Si vous fermez les yeux vous pourrez sentir son souffle sur votre nuque. Il y a un poème de Birago Diop qui dit que les morts ne sont pas morts. Me permettrez-vous de vous en citer un extrait?
Elle ne me parle plus en docteur. Elle me parle en femme. Une petite lueur s'infiltre en moi. Je hoche la tête pour lui signifier que oui.
Elle poursuit:
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis

Ils sont dans l'ombre qui s'éclaire

Et dans l'ombre qui s'épaissit,

Les morts ne sont pas sous la terre

Ils sont dans l'arbre qui frémit,

Ils sont dans le bois qui gémit,

Ils sont dans l'eau qui coule,

Ils sont dans la case, ils sont dans la foule.
Les morts ne sont pas morts.
Un frisson me parcourt l'échine. Je n'avais jamais entendu un tel poème. Je lâche sa main. Je suffoque de l'intérieur. Je me perds. Les ténèbres m'appellent. Non, ne veux pas les écouter. Jamais plus. Je me lève précipitamment et sors.
Ma psychologue n'a pas tenté de me retenir. Et au fond, je savais qu'elle savait que rien n'aurait pu m'arrêter. Depuis toutes ces séances interminables. Elle savait. Elle n'a jamais cessé de croire que j'aurais pu me lever de cette léthargie. Quitter cette boue. Cet état. Dix lettres. DÉPRESSION.
Cet état qui m'est tombé dessus sans crier gare et doucement s'emparait de chacune de mes cellules.
J'avais perdu mon mari, mon amant, mon époux, mon meilleur ami, mon meilleur ennemi, mon tout.
Oui, au début j'étais effondrée. Mais je me disais que je m'en remettrais. Mais ça a empiré.
En Afrique, ils disent que la dépression est une ''maladie de blancs''. Que c'est une ''maladie de riches''. Le psychologue est vu comme un ''docteur pour fous''. Vous en tant que patiente, vous êtes ''une aliénée''.
Lorsque mon amie m'avait asséné ces mots j'avais peine à y croire.
-Tu fais une dépression.
Elle s'est occupée de trouver ma psychologue. Et elle avait raison. J'étais dépressive, je l'étais. Je l'étais.
Je déambulai à travers les rues. Le ciel s'assombrissait. Je me mis à courir. Je ne détonnais pas au milieu de tous ces gens qui couraient aussi dans tous les sens pour s'abriter. Je finis par atteindre mon but.
Le cimetière était vide. Le gardien me fit un signe pour savoir si j'avais besoin de quelque chose. Je secouai la tête. J'entrai. Je cherchais dans ma mémoire l'emplacement de sa tombe. Je n'étais plus jamais revenue. Je mis quelques minutes à me retrouver. Lorsque je parvins devant sa tombe, le ciel était devenu noir. Je m'assis sur sa tombe. Je la caressai. Elle était froide. Des larmes roulèrent sur mes joues. Des flashbacks me percutèrent. J'avais perdu mon identité depuis si longtemps. Je poussai un grand cri. Un cri déchirant. Et je pleurai. Encore et encore. Il pleuvait maintenant. Je m'étais recroquevillée sur sa tombe. Je n'avais pas froid. La pluie me lavait de mes souillures.
-Je suis désolée, criai-je. Je suis désolée pour tout. J'aurais dû me relever plus tôt. Je n'ai pas su voir à temps. Pardonne-moi. Pardonne-moi.
Pendant combien de temps restai-je prostrée là? Je n'en sus rien. Mais lorsque je me relevai, je n'étais plus la même. Je n'étais peut-être pas redevenue celle d'avant, mais j'aimais cette nouvelle version de moi. Je voulais rentrer chez moi. Prendre une douche et dormir. Mais je devrais faire un détour chez ma psychologue, ce que je fis.
En entrant dans son bureau, toute mouillée, décoiffée, elle me regarda et sourit.
Les derniers mots d'une chanson de Christophe Maé résonnaient dans la pièce :
C'est con, le bonheur, ouais, car c'est souvent après, qu'on sait qu'il était là.