Le dernier bus

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Passionné de littérature et de photographie, je suis l'auteur d'un premier roman paru en décembre 2015. La nouvelle est pour moi un exercice périlleux et subtil car requérant justesse et concision.

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18 h 07. Place Matefin. Plus que trois minutes à patienter dans le froid polaire de ce mois de février. À demi-protégé de la bise par les trois pans de plexiglas de l'abribus, emmitouflé dans ma parka, ma serviette en cuir râpé contre mes genoux, je m'imprègne de l'activité qui m'entoure. Les marmots qui chahutent sur l'aire de jeux, les ados boutonneux qui, comme autant de clones de la chenille d'Alice au pays des merveilles, exhalent de nébuleuses bouffées blanchâtres en s'initiant au vapotage, les salariés pressés de regagner leurs pénates... Digne du Metropolis de Fritz Lang, un gigantesque ballet de biorobots affairés et monomaniaques s'offre à mes pupilles fatiguées.

Face à l'entêtant spectacle de cette mécanique universelle, en apparence déphasée et pourtant impeccablement huilée, une certaine torpeur s'insinue en moi. Une bulle invisible se constitue doucement autour de mon être. Je m'isole du monde extérieur, perds pied avec la réalité et c'est sans réaction de ma part que le bus, dans lequel j'aurais prestement dû m'engouffrer, me file sous le nez.

Pas grave. Il me reste une chance avec l'ultime passage de 18 h 36 avant d'être contraint de marcher pour rallier mon foyer.

Mon foyer. Le bruit et la fureur. Celle de trois bambins déchaînés, couvés du regard par leur maman, fourbue mais heureuse. Heureuse et fière. De sa famille. De son chez soi. De son mari ? Il faudra que je songe à lui demander. « Es-tu heureuse ? Es-tu fière de moi, de nous, de notre existence ? » Mes pensées m'égarent, me transportent, me chavirent, m'embarquent dans un maelström d'interrogations sans réponses. Lorsque les contours fantomatiques du dernier bus se précisent, je reste stoïquement vissé à mon banc. Par défi ? Par jeu ? Par lassitude ? Je ne sais pas trop.

La nuit est tombée. Les ombres furtives des zonards et dealers de shit surgissent des buissons pour disparaître, en un éclair, entre les grands érables de la place. La circulation automobile s'estompe. Le silence s'installe. La fraîcheur commence à me pénétrer à l'instar d'un venin paralysant et insidieux. Je tâte mon vieux cartable bouffé aux mites pour sentir la trentaine de copies que j'aurai à corriger ce soir. Éternel recommencement, vain supplice de Sisyphe, eu égard à l'appétence de mes élèves, qui, pour la plupart, confondent Thalès avec un avant-centre de football brésilien, croient que Pythagore est un rappeur à la mode et pensent que la tangente a surtout été inventée pour être prise fissa.

Prendre la tangente. Combien de fois l'idée m'a-t-elle effleuré l'esprit ?

Une somnolence s'empare de moi. Mes paupières se ferment doucement. La température largement négative m'anesthésie, m'enveloppe d'un boréal cocon. Une bourrade sur mon épaule m'extrait soudain de ma léthargie. Un pauvre bougre en guenilles me sourit. Sa bouche aux lèvres crevassées et parsemée de chicots orphelins libère une haleine innommable. J'esquisse un mouvement de recul que le clochard, sans doute habitué à susciter répulsion et mépris, ne relève pas. Prenant ses aises à mes côtés, il me tend une bouteille de vin en plastique.
— Bois un coup de jaja ! Faut se réchauffer par une caillante pareille ! éructe-t-il avec force postillons.
Le goulot se rapproche de ma lippe déformée par le dégoût. J'avale néanmoins une gorgée. L'aigreur et l'acidité de la vinasse me transpercent. Mon compagnon se lance alors dans le récit de sa jeunesse. Jeunesse au soleil certes, mais pas franchement dorée. Engagé dans la légion pendant l'opération Manta en 1983 au Sahara pour « botter le cul de ce gougnafier de Kadhafi », mon nouvel ami se lance dans une description imagée du conflit tchado-libyen, abondamment entrecoupée de rots et de pets sonores. L'alcool commence à me monter au cerveau, à parasiter mes idées. Je n'entends plus que l'écho lointain du soliloque de mon camarade qui, chose surprenante, m'appelle maintenant par mon surnom. Est-ce une pure coïncidence ? Un don de prescience ? Dans l'ivresse, lui ai-je livré en pâture mon sobriquet  ? Ce diminutif latinisant et affectueux seulement connu de mes proches ? Au milieu d'un brouillard ouaté, je perçois l'ex-légionnaire se lever avec la pesanteur du soûlard puis m'asséner :
— Allez, salut mon Petrus ! À la prochaine !
Je m'allonge sur le banc. Le sang bat à tout rompre dans mes tempes. Avant de sombrer dans le néant, je murmure :
— Rentrer à la maison. Il faut que je...

***

Pour la énième fois, je vomis. Je suis dans un espace exigu, en mouvement. Un blondinet au visage imberbe, nageant dans une blouse trop grande, se penche sur moi et, pour couvrir un tintamarre de hurlements de sirène et de bruits de moteur, me crie dans les oreilles :
— On arrive bientôt à l'hôpital.
Au second plan, dans un halo de flashs bleutés, je distingue vaguement une silhouette massive qui, accrochée aux parois, tente de résister au tangage du brinquebalant véhicule dans lequel je suis allongé. J'entends le jeune homme, celui qui s'est déjà adressé à moi, poser une question à voix haute, laquelle ne m'est manifestement pas destinée :
— Tu le crois ça ? Tout à l'heure, entre deux dégueulis, il m'a dit qu'il était prof de maths.
Une voix rauque et railleuse lui rétorque :
— Si un jour il l'a été, je peux te garantir que c'était bien avant ta naissance. Le père Lamatrue, c'est un habitué, un client régulier. Il fait partie du décor de la place Matefin depuis au moins quinze ans. La rue, ça t'esquinte sacrément les neurones.
Puis, me toisant avec un sourire de pitié et de condescendance mêlées, il s'esclaffe :
— Hein, mon Petrus, qu'on se connaît bien toi et moi !

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