La plume perdue dans l'encrier

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux.
Les silences accablants chuintent dans mon être. Comme elle me manque la douce voix de... comme elle me déchire l'image noircie de... comme elle m'étrangle la caresse maladroite de...
« Silence et fond-toi dans l’oubli. C’est moi qui te conjure à ce destin affreux, dans ce cachot linéaire et labyrinthique. Tourne en ronds à jamais, s’il te plaît.»
Les images obscurcies, ténébreuses, se dévorant unes les autres pullulent sur l'étagère de ma pensée près de la lampe illuminée de la raison. Qui, malheureusement, n’ose plus s'allumer pour me montrer le chemin. Si j’avais pu tourner les flèches de la pendule, j'aurais pu enregistrer ma vie au ralenti. Dommage, c’est tard pour claudiquer la brave pendule.
« Au fur et à mesure que tu te déchires, crée-moi des belles lettres dorées, des enluminures coloriées, des mots inoubliables. D’autant plus ton sacrifice sera reconnu à jamais.»
Pauvre souvenir, il s’adossa dans une masse de ténèbres. J’y noie mes bras, mes mains, tout prend forme. Mais moi, je ne vois rien, je sens, je touche le vide palpable avec mes existences en miettes. Périple absurde dans le noir, cherchant les fils qui m'attachaient jadis à deux mains célestes, en me traînant au bord de la vie, j'ai eu la moins plaisante surprise de ne plus les trouver. Je ne suis plus une marionnette et je crains. Je flotte en dérive sans l’appui d’une ancre. Ainsi qu'une note aigue qu’on gâche d’habitude, la chanter signifie la déformer, je reste tranchée sur le portatif suspendu entre deux temps, deux tonalités. Lumière, obscurité. Deux aimants qui se renient et qui me clouent dans un noir dont les formes illuminées s’avèrent être des chimères.
«Et je te prends dans mes bras, je ne veux point te lâcher, que tu me confortes, parmi les pages blanches, comme j’ai besoin de tes mots ensorcelés pour me faire surmonter l’épreuve. Qui semble s’allonger à jamais.»
À peine j’avance à tâtons, en forçant le noir de m'engloutir, de reculer devant mon aura bénie des lauriers, des étincelles saupoudrées d’étoiles filantes, éphémères, je ne peux comprendre si c’est un rêve aux yeux fermés, ou je me trouve bel et bien sur un limbe des aubes d'au-delà. Je tapote mes battements du coeur pour leur accélérer le rythme, au moins, pouvez-vous me frayer un chemin par ici et par là ? Car le coeur réverbère dans des échos perçants. M’entendez-vous ? Ma voix peut-elle encore engendrer des mots tels que les yeux de jadis ?
«Tes cris aboutissent, pourquoi l’ouïe me ravage ? T’es assoiffée des images, et, moi, je te condamne à l’errance. Abandonne ton cœur, s’il te plaît. Celui-ci laissera une belle, époustouflante ruine à jamais.»
Je me rappelle l'encre dont j’ai mouillé maintes fois ma plume, si noire, aïe, aussi ténébreuse que ce monde, j’ai failli à écrire sur mes paupière mon histoire donc? J'ai vidé l’écume dans mes yeux afin de pouvoir regarder, clignoter et écrire, graver les images en mots dans ma cervelle, surprendre les dehors à travers le miroir cristalline, barbouiller tout des mots, calligraphies frénétiques, issues et surgissant des geysers de mon être si spectral et noir. Je commence à me définir peu à peu.
Je berce la nuit, *Endors-toi, ma puce, mon bébé, dors veillée des astres couverts par des nuages orageux. Je froisse le papier, ta douillette cuvette. Nos voix se contaminent dans l’encre écumeuse du ciel étoilé. Soit moi, fus-je toi, berçons le monde à travers nos histoires...*
Je commence à voir clair, non pas avec mes yeux qui ne touchent que cette encre noire, mais avec mon cœur qui s’entête de ne pas m’obéir. Une autre voix m’anime. Me renie. Me touche. Me condamne à l’oubli. M’aime. À jamais. « Jamais », lui dis-je. Maintenant je cours vers l’issue de ce dédale, avec mon torticolis qui me tourne la tête derrière moi à mon insu, la bouche béante de l’abyme me pousse vers l’avenir.
« Il était une fois, une fois, quand même l’histoire s’effaça, oubliée dans un tiroir. Il était une fois, s’est-elle écriée, une fois à jamais, aux beaux temps des princes et des princesses, des palais en pain d’épice, des sorcières volant sur des balais, des chevaliers, cheveux magiques, ogres affreux et moustachus...»
Tu brûles tous ces mots dans un cœur sans fond, tu m’aveugles. Le noir que j’essaie de franchir ce n’est que toi et ta peur, tes cadenas verrouillés sur ce monde de l’imagination. Jamais je ne te laisserai abandonner ce chemin, jeter sur mes épaules tous les fardeaux. J’y vois clair maintenant. Je ne chancelle plus, je suis libérée du noir, les ténèbres attellent des lucioles à sa carrosse. Je me précipite, je connais la sortie. Je connais ce crépissement de la feuille blanche sous mes pieds, la brise du feuilletage des cahiers, je me suis rendue compte où tu m’as jetée. J’arrive.
**
Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux. J’ai cru rêver, mais je suis de retour.
Les silences accablants se sont éparpillés. La douce voix de l’écrivain me gâte. Comme elle m’enthousiasme l'image bondée de la feuille écrite, comme elle m’amuse la caresse adroite du pinceau. Qu’il me prenne avec lui, sa petite idée naissante, sa marmotte, sa pensée, qui parfois le trouble. Il m’abandonne pour me punir, me condamne à l’errance parmi les forêts vierges de son cahier, pour rencontrer la sécheresse de l’âme, l’hiver inimaginable de sa tête, la nostalgie de son impuissance de me créer le monde dans laquelle je serais la princesse. Il attend que je finisse mon périple à la fin duquel je reviendrai enrichie à tel point que c’est moi qui lui écrit. Comme il est niais, avec son air d’amouraché. Il ne connaît point que je suis un ange déchu, dès le moment de la naissance, quand on me souille les blanches plumes d’encre. Rien ne peut jamais les blanchir de nouveau, des gouttes de bleu, de noir, s’élancent dans leur fatiguant sport. Je trace des lignes partout et non des mots qui ne valent rien pour moi. Attends, je détruis ton monde à nous.
La réalité n’existe dans mes yeux qui ne voient que l’écriture noire sur blanc. Aveuglée, je suis les commandes, je mets au monde des mots dictés, qui ne m’appartiennent pas, je suis ta plume, ton stylo, ton crayon, ton ancre sur le papier blanc. J’hésite quand tu hésites, je me ravise quand tu te ravises, j’abandonne la lutte, quand tu m’oublies.
Nos voix sont pareilles, tout court. Essayons-nous encore une fois ? Pour qu’aucun d’entre nous ne soit plus dans le noir.
***
«  Je bâille. Zut, je me suis endormi encore un fois sur mon bureau. Autour de moi, les papiers sont tous éparpillés ainsi qu’une armée qui se retire du champ de bataille. J’ai laissé une tache de graisse sur le papier qui m’est servi d’oreiller. Je gratte mes cheveux, je m’allonge pour dégourdir mon corps. Je balaie mon bureau pour trouver ma trousse. Par erreur, j’ouvre mon cahier et parmi ses pages, il y a une petite plume y cachée. Ému, je l’en tire et je la lève au niveau de mes yeux. C’est quoi ça, je la demande, je me demande, amusé qu’il m’était venu à l’esprit cette loufoque idée d’une plume parlante. Je regarde mes mains imbues d’encre. Et j’aperçois une petite ombre de plume qu’elle m’a offerte sur mon cahier. Je la frôle y déposant mes empreintes comme un gage céleste. Et je ris. J’ai trouvé mon sujet enfin. La petite plume frémit dans ma paume avec contentement. Je ne vais pas te perdre encore une fois. Sur le cahier, les mots ont commencé à prendre des formes élégantes, comme les boutons des fleurs sauvages qui n’oublient jamais de fleurir. Sur le cahier, guidée par les ailes traînantes d’une idée, l’histoire valse vers les vagues de la chanson de l’éternité. Se heurte de son déferlement, tombe, se lève, valse, tombe de nouveau, se lève encore une fois, continue son chemin, tout en tourbillonnant. À jamais.»