La nuit sans lune

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- Un poste de TSF
- 2 petits chiens
- 3 montres suisses
- 4 brebis
- Une batterie
- Une douzaine de parapluies, un cochon, de l’anisette
- 1 sac de café
- Des chemises pour la nuit
- Des coupons de tissu
- Des pacotilles

— Bon, pour cette fois, c’est pas mal, déclare Imanol à Peio, le petit nouveau, en remplissant son verre de patxaran, la liqueur locale. Tu y repars ce soir, la nuit est sans lune.

Dans le petit village frontalier des Aldudes, au milieu du Pays basque, Imanol est patron contrebandier. Avant lui, son père et son grand-père étaient déjà passeurs de l’ombre. En cette année 1851, les récoltes n’ont pas été très bonnes, Imanol a vu deux de ses frères partir chercher fortune en Amérique, à l’instar de nombreux Basques de leur commune. L’argent manque. Il lui faut vraiment travailler. Et quoi de plus facile que de sauter par-dessus la frontière la nuit tombée avec des provisions dont il tirera quelques sous en Espagne, et de rapporter de là-bas du tabac, de l’huile d’olive et du sel qu’il revendra un bon prix ici ?
Imanol et sa famille habitent sur la place du village, dans une grande bâtisse blanche avec des volets rouges, non loin de l’église et son joli clocher, au bord de la Petite Nive, dont le fracas du courant sur les rochers est assourdissant.
Sa femme Gratianne s’occupe du magasin de tissus familial et des cinq enfants. Lui s’occupe des terres. Et donc des sentiers frontaliers. Il a monté une petite entreprise de passeurs pour laquelle il a recruté une dizaine de jeunes de la région.
Peio, le petit nouveau, lui donne entière satisfaction. Il a vingt ans, a échappé au service militaire comme beaucoup de jeunes Basques insoumis, et il est très dégourdi. Avec son chien, il passe par les chemins les plus étroits, à travers le Pays quint, jusque de l’autre côté, comme ils disent. Imanol le fait travailler autant qu’il le peut, et rêve grâce à lui d’alourdir grassement sa bourse.

***

— Qui va là ? résonne la voix tonitruante du douanier. Arrêtez-vous, c’est la douane !
Dans le petit bois sur le flanc de la colline, le chien file. Il galope à travers les fougères, saute par-dessus les troncs, se griffe sur les ronces. Il est suivi de près par Peio, qui malgré son lourd barda sur le dos tient la distance. Il court, halète, saute, trébuche. Mais il sait qu’il ne doit pas se faire prendre. Si le douanier l’attrape, adieu la liberté et retour à la conscription ! Sur son dos, plusieurs kilos de sel qu’il rapporte d’Elizondo et qu’Imanol saura bien vendre à quelques aubergistes du coin. Malgré la nuit noire, Peio et son chien ne se perdent pas. Ils connaissent les sentiers comme leur poche. Derrière eux, les deux douaniers s’essoufflent. Il faut dire qu’ils ne sont plus très jeunes. Et sont fatigués de courir après les fraudeurs. Bien sûr, plus ils en attrapent, mieux ils sont vus par leurs supérieurs. Mais ils savent que c’est sans fin et en ont assez d’être moqués par leurs concitoyens. Ils se sentent dans la position du mari jaloux dont la femme, la frontière, est convoitée par un amant audacieux, le contrebandier ! Tu parles d’un vaudeville !
— Xabi, on n’y arrivera pas, laissons-les filer ! souffle Mattin entre deux quintes de toux à son collègue. Mais Xabi ne l’entend pas de cette oreille. Il s’est fait ridiculiser la semaine dernière après avoir échoué à arrêter une équipe convoyant des brebis à Pampelune. Cette fois, il veut les choper.
Bientôt les hautes maisons basques, massives et cossues, ne sont plus très loin. On entend déjà la rivière dévaler la vallée.

***

Pieds nus, décoiffée, le visage encore endormi, Amaltea verse un peu de lait dans une tasse brûlot en porcelaine épaisse. La jeune fille s’est réveillée au milieu de la nuit avec un creux à l’estomac et une envie de bon lait frais. Elle est descendue dans le garde-manger en chemise, silencieusement afin de ne pas réveiller la famille. Alors qu’elle se délecte du lait qu’elle a elle-même tiré un peu plus tôt dans la journée, elle entend soudain un bruit de pas, de course, un jappement qui lui fait dresser l’oreille. Elle jette un coup d’œil par la petite fenêtre et aperçoit le chien de Peio. Elle le reconnaît, ici tous se connaissent et tout se sait. Elle comprend vite ce qui se passe, entrouvre la lourde porte en bois de la maison, et attend, le cœur battant. Il faut dire qu’elle est un peu amoureuse, Amaltea. Lorsqu’elle a aperçu Peio à la fête le mois dernier, au milieu des concurrents des jeux de pelote, de force basque et d’adresse, entre les processions colorées et fleuries, son cœur s’est pincé et le rouge lui est monté aux joues. Quel beau jeune homme ! Alors si elle échoue, là, maintenant, à lui parler et à le protéger, elle s’en voudra toute sa vie. Elle glisse un châle sur ses épaules.
— Par ici, vite, viens te cacher ! chuchote-t-elle à Peio. Étonné, le jeune homme ralentit brusquement son pas, franchit la porte, appelle son chien, et ils terminent leur course dans la maison d’Amaltea.
— Merci, merci, dit-il en reprenant sa respiration. Tu me sauves la vie !
— La vie, je ne sais pas. Mais viens t’asseoir, en attendant que les douaniers passent. Ici, ils ne te trouveront pas. Veux-tu un verre de lait ?
Alors s’engage, entre les deux jeunes, une conversation qui va durer une bonne partie de la nuit. Peio se trouble. Il ne s’était pas rendu compte combien sa jeune voisine était jolie. Il la découvre, la dévisage, s’émerveille de ses boucles brunes et de ses yeux noirs de charbon. Elle est drôle, enjouée et a de la conversation. Elle fait des projets, elle voudrait partir en Amérique, revenir fortune faite. Elle ne veut pas devenir bonne sœur ou bonne à tout faire chez des riches de Bayonne ou de la côte. Elle s’enthousiasme, puis se tait. Elle en fait trop, elle le sent. Elle craint de se laisser emporter par ses sentiments et d’effrayer le jeune homme. Mais Peio est conquis.

***

— Je n’en peux plus, je suis fatigué, je veux dormir la nuit, grogne Xabi. Je me suis donné corps et âme à ce métier, mais c’est fini. J’arrête. Je vais aller pêcher les truites à Banka, je vendrai mes poissons sur les marchés et voilà comment je gagnerai ma vie à présent, déclare-t-il à Maialen. Celle-ci, habituée aux baisses de moral de son mari au lendemain des nuits infructueuses, le laisse dire.
— Bah, tu sais bien qu’ils sont plus malins que vous ! Ils connaissent le pays mieux que tout le monde et ils arrivent toujours à transporter leur matériel. Mais tu sais, heureusement qu’ils sont là. J’ai acheté la semaine dernière à Gratianne de la soie bleue espagnole de toute beauté. Il paraît que la reine Isabel s’habille de la sorte. Je compte m’en faire une robe, et je suis bien contente qu’Imanol l’ait rapportée depuis l’autre côté.
— Si toi aussi tu t’y mets… soupire le douanier dépité.
Soudain, quelqu’un frappe à la porte.
— Laisse, j’y vais, annonce Maialen. Ah ! c’est toi jeune homme, entre ! Que nous vaut cette visite ?
Peio obéit, en se tortillant un peu.
— Bonjour monsieur et madame Etchegoyen. Vous allez bien ? Il faut que je vous parle. Euh… de mes projets…
Voilà, je suis venu, monsieur, vous demander la main de votre fille Amaltea. Je l’aime d’amour ; et elle aussi, je le sais. Je vous promets de bien m’occuper d’elle, de la protéger et de la soigner si besoin. Nous avons des projets. Nous voulons partir en Amérique. J’ai un cousin berger à côté de Montevideo. Il peut nous accueillir et nous aider à trouver du travail. Là-bas, c’est pas ça qui manque pour des valeureux Basques comme nous. J’ai vingt ans, je suis fort, résistant et…
— Et rapide. Ça, je le sais, l’interrompt Xabi brusquement.
Tous se taisent. Le temps s’arrête.
— Mais oui va, je te donne ma fille. Et soyez heureux !

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