La Barbe

Finale de la Coupe du monde féminine de football.
Dimanche 26 août 20XX
Friends Arena – Solna, Comté de Stockholm, Suède.


« ... aussi avant que la fête commence, je voudrais que nous respections cette minute de silence en son honneur.
Xanthos, ta disparition laisse un grand vide en nous tous !
Où que tu sois, sache que nous t'aimons. »

Juan Flores Jimenez, président de la FMFP (Fédération Mondiale de Football Professionnel) rend le micro au speaker en même temps que la foule bascule à l'unisson en mode mute. Les uns fermant les paupières. Les autres la main sur le cœur, fixant l'immense portrait de Xavier Xanthopoulos, meilleur joueur mondial, couronné ballon d'or six années de suite et disparu le 4 mai dernier, tandis que l'enceinte toute entière de la Friends Arena résonne de la symphonie désaccordée, fruit des notifications hétéroclites des smartphones laissés nonchalamment allumés.

La minute passée, le speaker lance un tonitruant :

« Que les équipes de cette finale fassent leur entrée ! »

épaulé par les applaudissements nourris des 50 653 spectateurs, alors que les deux équipes féminines belge et danoise font leur entrée sur le terrain.

Les dizaines de caméra braquées sur elles ne tardent pas à déclencher une clameur sourde d'incompréhension dans l'enceinte.

Quand résonne enfin Der er et yndigt land, puis La Brabançonne, on sent clairement que les spectateurs ne sont pas vraiment concentrés sur la profondeur des paroles.

Les joueuses, elles, entonnent leur hymne avec une ferveur accoutumée, comme si de rien n'était, puis viennent se placer sur le terrain.

Personne ne dit rien.

Après tout, rien dans le règlement ne l'interdit.

Seul l'arbitre principal, au moment de siffler le début du match, ose à demi-rudiments de danois et de flamand, un « Qu'est-ce que c'est que cet accoutrement ? » accueilli par un silence froid dont il ignore s'il est la conséquence d'un accent hasardeux.

Il y a de quoi d'étonner.

Car toutes les joueuses des deux équipes, sans exception, arborent moustaches drues et barbes fournies.

Le coup de sifflet retentit enfin, moment que choisissent les joueuses pour s'asseoir simultanément sur l'herbe rase, en tailleur, immobiles.
D'autres sifflets fusent bientôt dans les tribunes. Des cris, des vociférations, des rires nerveux, face à l'immobilisme des finalistes que rien ne semble altérer.
Juan Flores Jimenez accourt bientôt à grandes enjambées dans le rond central, suivi par une dizaine d'officiels, et vient s'en prendre aux deux capitaines.
– Bon sang ! Qu'est-ce que c'est que ce cirque ?
– Nous protestons, rétorque Amélie Van Eyken.
– Je le vois bien ! Mais pourquoi ?!
– Nous ne sommes pas à notre place ici.
– Et pourquoi donc ?
– Et bien parce que nous sommes des hommes ! répond de façon toute naturelle Filippa Nielsen.
– Qu'est-ce que c'est que ces idioties ?
Bientôt les clameurs amplifiées par l'acoustique de l'Arena empêchent tout dialogue, et Jimenez fait signe aux deux capitaines de le rejoindre hors du terrain. La délégation regagne le chemin des vestiaires sous des huées nourries, mais bifurque en direction d'un petit bureau en bordure de tribunes. Les protestations sourdes du public laissent la place à un silence feutré.
– Vous êtes folles !
– Ne soyez pas insultant, Président, dit une Amélie barbue.
– Nous sommes des hommes à présent, répète Filippa de sa bouche surmontée de bacchantes jaune paille.
– Il va falloir vous expliquer ! répond JFJ, passablement agacé.
– Aujourd'hui, en 20XX, nous avons rattrapé en près de cinquante ans les inégalités que nos sociétés avaient mis des siècles à construire dans nos pays respectifs, et à ériger en remparts insurmontables entre hommes et femmes. Égalité de droits de vote, égalité salariale, égalité d'accès aux postes à responsabilités et j'en passe...
– Qu'est-ce que ça à voir avec le football ? Vous avez même votre coupe du Monde depuis 1991 !
– C'est précisément le mot « votre » qui nous pose problème. Et qui soulève ce problème éloquent.
– Puisque nous sommes les égales des hommes, pourquoi faut-il justement que nous disputions des compétitions différentes ?
– Étant donné que nous sommes leurs égales, nous arborons aujourd'hui des mentons et des joues poilues, puisque c'est apparemment la dernière condition sine qua non pour que nous intégrions les équipes des hommes. Et puisque nous sommes des hommes, nous n'avons rien à faire dans des compétitions féminines.
– Brigueriez-vous un mandat politique par hasard, Mademoiselle Van Eyken ?
– Pourquoi donc ?
– Parce qu'il n'y a que des politiques pour avancer de telles idées ! Des équipes mixtes ! C'est purement idéaliste !
– Et pourquoi donc ?
– Et bien, à commencer par vos constitutions physiques !
– Ah, le bel argument ! Ah, la jolie rengaine ! Le sexe faible incompatible avec le sexe fort ! Vous connaissez bien sûr ma coéquipière Elke Crommelynck, Président ?
– Évidemment.
– Et Tini Avidsen. Et Martina Vestergaard. Et Kirsten Friis. Adolescentes, elles ont toutes hésité entre le rugby et le football. Que resterait-il des 73 kg d'Mbappé, des 67 kg de Messi, des 68 kg de Neymar face à leurs carrures ? Pourtant toutes et tous figurent parmi les meilleurs footballeurs mondiaux, dit Amélie.
– Et osez dire que nous ne sommes pas au niveau des hommes ! ajoute Filippa.
– Ce n'est pas ça. C'est plus compliqué...
– Ah ! « Compliqué » ! Et on dit que ce sont les femmes qui le sont !
– Vous savez très bien que les hommes ne sont pas prêts à cela !
– « Certains » hommes ne sont pas prêts à cela, corrige Filippa.
– Et si certains hommes ne sont pas prêts à cela, qu'est-ce qui vous prouve que toutes les femmes le sont ?
– Rien du tout. Beaucoup refusent de jouer avec des hommes pour diverses raisons. Mais osez au moins soulever l'idée d'une troisième compétition mondiale. Une coupe du monde masculine, une coupe du monde féminine, et une coupe du monde mixte !
– Et pourquoi pas une compétition poids plume, poids mouche, poids coq et poids lourd tant que vous y êtes ?!
– C'est une idée, répond Filippa.
– Xavier Xanthopoulos aurait milité en faveur de compétitions mixtes ! ajoute Amélie
– Je vous interdis de parler au nom de Xanthos ! Si vous croyez que sa disparition n'est déjà pas suffisante, et que je n'ai pas autre chose à penser !
– Xanthos nous aurait appuyées ! C'est peut-être cela qu'il aurait fallu : quelqu'un qui pèse dans le débat ! Ah, Xanthos, on lui aurait tout passé ! On lui aurait dit amen à tout ! Seulement nous n'avons pas sa popularité, ni son poids auprès des sponsors !
– ET BIEN OUI, VOILA ! admet JFJ. Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ?! Le monde est comme ça ! Le jour où une femme affichera le palmarès et l'attention médiatique d'un Xavier Xanthopoulos, peut-être que le monde changera. Peut-être que les regards seront différents quand une footballeuse aux performances jamais vues comblera le vide laissé par Xanthos. Pour l'heure, – excusez-moi – mais celle-ci n'est pas encore née !
– Ce n'est qu'une question de volonté, se radoucit Amélie. Ces femmes existent déjà. Simplement, le monde n'est pas encore prêt.
– Sans doute, mesdemoiselles. Sans doute. Ce n'est pas moi qui fait le monde.

Soudain, un tintement résonne dans le silence retrouvé du bureau.

Une notification, issue de la poche intérieure de Jimenez.

Il se saisit du terminal, comme près de deux tiers des spectateurs le font du leur, au dehors.

ALERTE INFO : après une disparition de près de quatre mois, l'attaquant grec Xavier Xanthopoulos est vivant... et revient sous les traits d'une femme.

« Je veux que mon exemple serve la cause de millions d'hommes et de femmes dans le monde » avoue-t-il.

Ayant subi de multiples opérations dans une clinique américaine, la désormais Yolanda Xanthopoulos... (suite)

*

Dimanche 13 septembre 20XX
Stade de Winnipeg, Canada.

Finale de la Coupe du monde mixte de football – Belgique/Grèce

Le coup d'envoi est proche.
Amélie Van Eyken plonge les yeux dans ceux de Yolanda Xanthopoulos.

Au delà de la tension, les deux femmes se sourient.