L’énigme calculée

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. »
répéta Elsie à tue-tête comme un automate. Elle venait d’amorcer une chute vers l’inconnu, la tête la première. Ses sens, prisonniers du vide cosmique la démangeait intérieurement.
Au loin, elle crut entendre le chant des sirènes qui d’après les légendes, venaient se baigner sur le rivage. Elle continua sa marche, guidée par son intuition. Tout d’un coup, elle entendit le roulement cadencé d’un tambour qui résonnait. Elsie se laissa emporter par le rythme saccadé. Son corps obéissait sans résistance aux vagues de la mer, cette grande berceuse qui gardait enfoui en elle, les horreurs, les mystères et les trésors de l’humanité.
A mesure qu’elle atteignit les profondeurs, le bruit devenait plus assourdissant ; chaque vibration s’harmonisant avec les vagues. Le son se faisait plus pressant, elle ne vit pas qu’elle s’approchait de l’entrée de ce qui ressemblait à une grotte. Une lumière intense l’éblouit. Quand elle reprit ses esprits, elle vit pour la première fois une créature mi-homme mi-poisson. Elle fut sidérée. En un clin d’oeil, des attroupements se formèrent. Ces êtres étaient venus à son chevet et maintenant la tenaient fermement les bras.
Ces êtres portaient une tenue dorée. Certains avaient le teint blafard, les cheveux crépus ; les autres plus petits, avaient les cheveux longs et raides, la peau luisante. Était-ce bien les sirènes dont les épopées racontaient les aventures les plus fabuleuses ? Difficile à dire tant ces créatures semblaient sortir de nulle part. Celui qui semblait le plus puissant d’entre eux, à en juger par sa taille et ceux qui l’entouraient, se leva et d’une voix grave et imposante entonna :
-Qui es-tu insignifiante humaine ? dit le géant à la peau d’ébène, rayonnant comme le soleil.
Elsie resta ébahie devant cette voix d’oracle. Elle était d’autant plus surprise de voir qu’il avait parlé une langue qu’elle comprenait. Elle ferma les yeux un instant, se croyant dans un rêve. C’était peut-être son cerveau qui lui jouait des tours. Elle les rouvrit un instant pour constater que tout cela était bien vrai. Elle n’hallucinait pas. Elle devait savoir pourquoi on la maintenait captive. Elle regarda son interlocuteur un moment puis se décida à répondre.
- Je suis Elsie, la fille qui s’est perdue, prononça-t-elle, espérant jouir des bonnes grâces de ce chef qui paraissait plutôt intransigeant.
-Est-ce que tu sais à qui tu parles enfant? affirma-t-il d’un ton ferme et insistant.
Elsie le fixa étrangement. Elle se demandait ce qu’elle devait bien répondre à ce colosse qui avec ses mains grotesques, serait capable de l’étrangler en une fraction de seconde. Elle concéda que le mieux à faire était de jouer franc jeu n’ayant plus rien à gagner et tout à perdre.
-Tu es le Grand chef de cette magnifique peuplade, rétorqua-t-elle. Je veux te parler et connaître les raisons de tant d’injustice, de misère dans le monde. Mais avant tout, je veux rentrer chez moi et recouvrer ma liberté. D’ailleurs, comment me suis-je retrouvée ici-bas et pourquoi je continue à respirer sous l’eau ?
Le colosse ricana. Cette petite devrait avoir du tact pour voir en lui, le chef qu’il est. Il régnait sur les mers depuis maintenant 120 ans. Il était le digne héritier de cette civilisation millénaire qui régnait dans les profondeurs des océans.
-Je suis le roi Henry, descendant du grand roi Nicolas Le Sage. Ma mission est de servir mon peuple, de rendre justice, mais aussi de maintenir un fragile équilibre dans le monde.
Il s’approcha d’elle et une lumière jaillit de son front et aveugla Elsie. Elle n’eut même pas le temps de fermer les yeux que déjà, elle était transportée dans le temps. Elle voyait défiler le film de l’humanité à une vitesse éclair. Elle visualisait les épisodes de guerres sanglantes, les déportations par les navires Négriers, l’extermination des Amérindiens, la chute des empires perse, romain, grec, anglais, les différentes révolutions, etc.
Son esprit se focalisait sur un boat-people qui voguait aux larges de l’Atlantique. Le navire bondé de gens naviguait dangereusement sur les flots houleux. Ces migrants pour la plupart fuyaient la misère, les menaces politiques. Des pères, mères, sœurs, enfants pour qui l’espoir se trouvait partout sauf dans leur pays d’origine. Ils préféraient l’inconnu des mers que la garantie d’une mort à petit feu. Pour tous ceux qui étaient morts en cours de traversée, la mer était l’éternelle patrie. Celle qui conservait précieusement les souvenirs. Elle seule traitait les humains avec équité sans considération des origines sociales, ethniques, etc. Et cette mer était dominée par le peuple de Henry. Donc tous ces migrants, toutes ces noyades , tous ces crimes affreux, tous ces esclaves jetés en cours de traversée étaient l’œuvre de ce peuple. Elle eut un haut-le-cœur et lança un regard dédaigneux au roi.
-Pourquoi es-tu surprise ? clama-t-il. Penses-tu qu’ils étaient tous innocents ? Lorsque ceux qui règnent sur terre n’accordent pas justice, cela perturbe l’équilibre naturel. Donc, la mer s’en charge pour balancer; et ça entraîne parfois des victimes collatérales. C’est un principe inviolable dans l’univers et c’est à mon peuple d’accomplir cette tâche depuis que tes ancêtres et les miens en ont décidé ainsi.
-Mes ancêtres ? s'offusqua Elsie. Comment oses-tu les lier et moi aussi à vos barbaries sanglantes ?
- 2000 mille ans de cela, nos ancêtres ont scellé par le sang à Bermudes, un pacte qui liait la terre et la mer et tout ce qui s’y trouvait. La seule façon de briser cette alliance est qu’un héritier de chaque peuple se réunisse au même endroit et verse volontairement de son sang sur deux pierres précieuses que chaque héritier doive emporter avec lui.
-Tu dois le faire pour arrêter ce cycle vicieux de sang, poursuivit-il.
Elsie était perdue dans ses pensées. Tout cela était à peine croyable. Elle, jeune fille respectable de bonne famille qu’elle était, la voilà maintenant mêler jusqu’au cou à une histoire qu’elle avait du mal à saisir.
-Pourquoi moi ? dit-elle. Qu’ai-je de si spécial ? Qui me dit que tu ne me mènes pas en bateau ?
-Seule une créature au cœur pur peut accomplir cette mission et en plus tu es de la lignée du peuple Atlas ayant scellé ce pacte avec mon peuple.

C’est alors qu’elle comprit que des pactes existaient entre la mer et chaque pays lui versaient des quotas en vies humaines pour manitenir un équilibre dont le bien-fondé lui échappait. Elle prit son temps. Elle se sentit rassurée puis frémit à l’idée de jouer à l’héroïne. Elle acquiesça et on lui tendit une lame.
Elle tressaillit en pensant à ce métal froid qui allait lui sectionner les artères. Elle ferma les yeux et s’exécuta en un mouvement rapide. Du sang se mit à couler et on lui remit la pierre précieuse qui au contact de son sang s’illumina tout comme celle de Henry qui avait exécuté la même manœuvre.
-Maintenant pars princesse d’Atlas et dépose cette pierre au tabernacle le plus proche.
Immédiatement, elle sentit le sol se dérober sous ses pieds. Elle avait la bouche remplie et ses poumons étaient sur le point de la lâcher. Elle entendit le bruit des nageoires qui la suivaient et des bruits d’un sous-marin. On tira des flèches, des torpilles et avec une rapidité qu’elle ne se connaissait pas, elle les esquiva habilement. Elle pensa s’être tirée d’affaire, avant que des mains fermes ne viennent l’agripper.

Elle reconnut ses sauveurs qui étaient des proches. Avant qu’elle n’eût le temps de placer un mot , le plus vieux d’entre eux jura : «Quelqu’un vient d’ouvrir les portes de l’enfer. Ce sera la galère sur terre.»
Elsie ne broncha pas. Elle sourit en son for intérieur en voyant la pierre précieuse. A présent, elle n’était plus dans le noir et elle comptait bien en profiter à sa manière, quitte à faire payer l’humanité.