Jusqu'au bout

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Extatiques rayons de soleil, clarté du jour, tous ont ployé sous le voile obscure de la nuit et mes paupières elles, sont subtilement rapprochées les unes contre les autres. Impossible de dormir. pourtant, je veux sombrer, plonger dans une relâche monumentale, un profond sommeil, pour ne plus y penser. La journée était longue, si longue et pleine de désarroi, de cauchemars. L’a-t-il vraiment dit? Le pensait-il vraiment ? Fort malheureusement oui! Pourquoi devais-je me trouver là, à ce moment, à cet instant précis ? Tout comme mon ascendance, je voudrai me laisser emporter par la vielle dame noire... Il est mon oncle ! Le frère de mon père. Impensable, inimaginable. Non, je ne veux simplement pas y croire. Et ces yeux larmoyants, vêtus de peine et de tristesse que traînent mon visage, et ces frayeurs qui ornent mon quotidien, cette altération cérébrale qui tient sa promesse de torture... Pour lui ce n’est donc qu’une farce.
- «...elle m’est inutile, elle devrait se trouver un homme et décamper.
- Tout à fait d’accord ma chère. Après tout elle est majeure maintenant ».
L’entendre ce matin m’a brisé. Un crève-cœur avéré. Sa voix si correcte m’a meurtri, bouleversé, intrigué. J’étais insane, et la scène inexplicable. En dépit des quelques futiles outrages de ménage avec son épouse, je ne m’y attendais pas. Son épouse ! Une femme antipathique, terriblement imposante aux allures mystérieuses. De ses yeux repoussants et sournois, elle inspire méfiance. Des choses qui ne peuvent passer inaperçues : sa bouche cramoisie, sa voix retentissante et sa froideur. Une véritable Queen-Witch.
Ressassons la paperasse. Une sobre pupille adolescente, gentiment accueillie par son oncle nouvellement marié. Son entrain : corvées ménagères et études. Il y’a des jours où elle voudrait de ses parents. Il y en a aussi des jours, où elle est résolue à s’y sentir chez elle. Au début elle est choyée. très vite un halo de mystère, un cri, un petit cœur qui martèle la vie, un nouveau né. Tous les regards se tournent vers elle, la nouvelle vie. L’adolescente ne se plaint pas, ne l’approuve pas. Elle agrée la situation. Elle reconnait sa place. Un juste oui suffit pour échapper à toute mésentente et ainsi s’offrir un toit. C’était endurable, jusqu’à ce matin...
J’entends encore cette réplique résonner nerveusement jusque dans mes entrailles, telle une porte massive qui se referme dans un coup de vent sonore et imposant.
- « Tout à fait d’accord, après tout elle est majeure maintenant »
En un rien de temps sous cette locution, se sont dissous le respect, la déférence et la considération que je lui portais ; ouvrant une fenêtre à la terreur, l’effroi, la déception. Une seule envie : m’enfuir. Me défaire de cette songerie, de ce cauchemar, l’enfouir au plus profond de moi et feindre son immuable existence. Mais il l’a dit, Je ne songe pas ! Au milieu d’une insistante et accablante insomnie, je me débats. Ignorant par quelle magie, j’embarque dans un long voyage au pays de Morphée.
Un odieux et incommode cri d’oiseau, de l’autre côté de la fenêtre qui donne du jour et de l’air à ma chambre, me ramène dans ma couchette, et je finis par ouvrir les yeux. Coup d’œil vite fait sur l’horloge. La grande cédille pointe sur trois et la petite sur six. Il est six heures et quart. L’éclat de la nuit laisse progressivement place à l’aurore. Je me redresse sur le lit, caresse des yeux le mouvement exubérant des cédilles. Soudain, mon corps s’arme d’une agilité inébranlable. Une force magnétique, voire surnaturelle me lève subitement. Un tour à la douche, puis dans le placard et enfin sur ma table de chevet, le tout en un quart d’heure. Un instant, je demeure devant le miroir pour contempler l’image qu’il reflète. Une ado, vingt et un an max, mince à la physionomie froide. Ses yeux de biche trépassent sous sa mine maladive, autrefois vigoureuse. Ses cheveux crépus coiffés en chignon laissent entrevoir son cou fin et osseux. Elle voudrai être plus gracieuse seulement, le poids, le fardeau mental qu’elle porte ne l’aide nullement. Elle devient désagréable ! Pour ne pas craquer, j’opte pour une visite inopinée à ma cousine.
Ce matin est particulièrement riche en fraîcheur. Certainement le crachin de la nuit. La route est pâle, honteusement pâle. Pour tenir compagnie à ce boulevard solitaire les oiseaux se joignent au feuillage verdoyant des arbres. Je l’imagine, un coupe-gorge historique dès la chute du jour. Mes pas laissent sur le sol des empreintes aux motifs de mes semelles. Mon odorat se laisse délibérément frapper par l’air épais et l’odeur du feuillage, exceptionnellement de l’eucalyptus. Je ressens une consolation, bien que prompte et éphémère.
Reconsidérant instantanément les propos de mon oncle, un long frisson parcours ma colonne vertébrale. Est-ce dû au froid ou à l’angoisse ? Peut-être aux deux. D’un pas rapide, jambes flageolantes, j’avance. Comme étant suivie je me retourne brusquement mais rien, si ce n’est la longue avenue déserte et esseulée. A l’ombre d’un arbre, je m’assois et demeure. Mon cerveau en une poussière de secondes conçoit un roman, aux couleurs de Jane Austen. Il remémore les brouillons. Ces pages remplies de gribouillis dont les mots sont mal-percevables, indétectables. Ces pages qu’on souhaite à tout jamais noyer dans notre subconscient... un timbre vocal me ressuscite de mon élan de pensée.
- Salut jeune dame !
Mon corps quitte instantanément son siège circonstanciel. Je considère le sujet en face de moi : il est élancé et avoisine la quarantaine. Ses yeux pétillent. De vraies étoiles dans un ciel nuageux, irrécusable halo de fards au milieu d’un brouillard. Sa mine est plutôt gaie et souriante...
- Salut, soupirais-je.
- Vous allez bien ?
- Oui, merci !
- Appelez-moi Richard,
- Sarah, dis-je en serrant sa main qui restait tendue.
Comme pour avoir trouvé un joyau, il reprend imprudemment après moi,
- Sarah...
Jamais je n’avais rien entendu de pareil. Une voix de rossignol. Pure et cristalline, douce et flexible, chaude et plaisante. « Sarah... ». Sans ombre de doute, ce nom n’existe que parce qu’il existe. D’un geste vif je lève les yeux pour contempler sa maturité. Presqu’un pair de mon père.
- Alors, vous alliez comment, Céline ? Me sourit-il.
- Par là, dis-je en indiquant de la main le chemin qui mène au logis de ma cousine.
- Eh bien je vous suis, fredonne le gentleman.
Nous marchons à pas lents et Richard me raconte des histoires burlesques. Il a des clartés sur tout. Aurait-il remarqué ma mauvaise figure. Il insiste pour me laisser son téléphone.
Nos rencontres se multiplient malgré la géhenne à la maison. Il est financièrement casé, bien que ne l’affichant pas toujours. Il est tel qu’au premier jour sinon, plus attentionné. Le son de sa voix m’attise, m’apporte du sucre au cœur. Ses paroles m’influencent tellement: Les lèvres qui se détendent naturellement, les yeux qui resplendissent profondément. Je les sens même prendre une flamboyante teinte bleuâtre. Mes iris au reflet du ciel.
Nous sommes en cascade. L’eau est bruyante et clairvoyante, le climat neutre et le vent frêle. L’écoulement irascible de l’eau laisse échapper des gouttelettes qui nous titillent gentiment. Richard demande à m’épouser, il faut dire que je m’y attendais presque. Il me rassure aussitôt lorsque j’évoque un dédain pour l’illettrisme. Vingt et un an et me voici prête à épouser un homme presque doublement âgé. Je ne l’aurai pas cru moi-même. Dans mes extrêmes hallucinations, un prince charmant me prenais systématiquement du haut d’une calèche et m’amenais faire le tour de l’univers. Hélas, ma réalité est là...
Mon oncle et son acrimonieuse épouse sont désormais affranchis de ma fastidieuse personne.

« Il y en a des chapitres de notre vie, des histoires qu’on endure au plus profond de nous et qu’on aimerai si la possibilité nous était offerte, les inscrire sur les pages vierges du livre de vie... ».