J'imagine...

—Allo? Loïc? Dis moi mon vieux copain, je vais avoir un service à te demander, et te connaissant, je pense que c'est largement dans tes cordes...
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Loïc...
...Souvenez vous, c'est le pote qui m'avait aidé à me tirer d'affaires quand je m'étais cassé la gueule avec mon scooter, dans les Monts d'Arrée, il y tout juste un an.(*)
Vous y êtes?
Oui je sais, par inadvertance il m'avait aussi fait franchir le Styx! Mais c'était pas pour de vrai, pas dans la vraie vie, seulement dans ma vie imaginée... celle où je fréquente l'Ankoù... celle où je me noie dans la vase molle... où je me fais exploser sur un rond-point, mais c'est pour de faux, "pour de rire" quoi... enfin, pour le moment...
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—"C'est donc pour un renouvellement de traitement que vous venez consulter" me dit la toubib, les yeux rivés sur son écran d'ordinateur pour prendre connaissance de mon dossier médical. "bien bien bien" continua t-elle, "nous allons voir ça".
J'avais effectivement pris rendez-vous la veille (merci "Doctolib", l'appli qui met les secrétaires au chômage) avec la remplaçante de mon généraliste habituel, parti en vacances avec une partie de ma pension de retraité!
Alors bon, elle m'examine, admire mes tatouages, prend ma tension ("14 - 8... tension de jeune homme"), me dit des trucs sympas, me palpe un peu partout, écoute mon coeur et mes poumons, me demande où je n'ai pas mal, puis le contraire, dans quel patelin j'étais kiné, me cherche vainement une pathologie dont je pourrais réellement souffrir, et finit par conclure "c'est vrai que vous ne faites pas votre âge" (elle avait donc bien lu mon dossier).
—C'est ce que m'a dit aussi mon proctologue il y a trois mois.
(---rires---)
—Pour être en forme comme ça, vous devez avoir des activités... j'imagine.
—Aucune. Je ne fais rien.
—Rien? et vous ne vous ennuyez pas?
—Non. L'ennui, c'est quand on y pense... (pas convaincue la nana)
—Mais je vois (retour au dossier) que vous prenez des somnifères...
—Oui, sinon je n'arrive pas à dormir.
—Et vous ne craignez pas de perdre la mémoire?
—Pour me souvenir de quoi au juste, Docteur?
(---elle rit à nouveau---)
—Eh bien, des belles choses (elle a dû voir le film)
—Les belles choses de ma vie, j'en ai fait des bouquins, et maintenant mes histoires se suffisent à elles même, elles n'ont plus besoin de moi. C'est ce qui va arriver à partir d'aujourd'hui, quand je sortirai de chez vous, qui est intéressant... et là, il n'y a que le dedans de ma tête qui peut encore me faire vivre quelque chose d'excitant... c'est sans doute pour ça que j'économise mon corps, enfin, c'est ce que j'imagine.
Et c'est en prononçant ce dernier mot que j'ai immédiatement pensé à Loïc, mon copain imaginaire: J'avais une mission pour lui.
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Le décor: Toute la famille (trois générations) est rassemblée pour mon repas d'anniversaire.
Avant de passer à table, chacun sort, qui de sa poche, qui de son sac, son portable, le pose prés de son assiette, s'assied, et tous, sans exception, en totale synchronisation (les couillons!), vérifient leurs écrans.
—Grand-père?! c'est quoi ce bordel?! y'a pas de réseau dans ta chaumière? t'as pas la Wifi? même la 3G, elle passe pas....
—Ah bon? (j'aime bien jouer au con), pourtant mon téléphone fonctionne parfaitement...
—C'est pas de ça qu'on parle, c'est d'Internet! T'as bien un ordi toi aussi.
—Je ne l'ouvre que le soir, après ma soupe.
—Va l'allumer grand-père... s'il te plait...
—Même s'il est allumé, la Wifi ne passera pas, et la 3G non plus. Orange ne sait pas pourquoi, et moi, tant que mon vieux Nokia fonctionne quand je suis sur mon scooter, je m'en fous.
—S'il te plait...essaye quand même...
—Parle à mon cul ma tête est malade! (je ne rate jamais l'occasion de placer cette réplique si raffinée)

Pendant que j'essayais de les convaincre de l'inutilité d'être connectés pour apprécier un gigot à l'ail et des pommes de terre nouvelles sautées au beurre, je les ai vus lever les yeux au ciel, se regarder en douce en faisant de la main mine de se raser ou de se gratter la tempe.
J'ai encore gardé mon calme en leur expliquant, qu'une fois rentrés dans leur monde virtuel, leurs putains de smartphones à la con leur restitueraient tous leurs messages, leurs SMS, et autres inutilités publiés sur les réseaux dits "sociaux", les likes, les smileys, les selfies et toutes ces autres conneries dont je n'ai même pas envie de connaitre le nom...
—Et puis merde! Ici, vous êtes chez moi, bordel! (coup de poing sur la table) Y'a pas de Wifi! pas de 3G non plus! C'est comme ça, et si ça vous plait pas, vous n'avez qu'à aller bouffer au McDo! z-ont du réseau et du Ketchup chinois pour mettre sur vos patates! Merde! faites tous chier! (J'étais content, j'avais réussi à ne pas m'énerver :-)
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—Allo? Loïc? Tu sais, depuis que tu as bricolé mon portable, je prends un pied pas possible! Dès que je mets ton dispositif en action, les ondes disparaissent dans un rayon de 10 mètres! En famille, c'est déjà génial, mais au resto, c'est le top du top:
Le plus marrant c'est, quand je réactive le réseau, de les voir tous se mettre à pianoter frénétiquement sur leur clavier pour rattraper le temps qu'ils croient avoir perdu; et quand je le coupe à nouveau, de les voir inévitablement sortir pour terminer dehors ce qu'ils venaient de commencer dedans!
Quand je gère bien, entre ceux qui sortent pour cloper, et ceux qui sortent pour retrouver du réseau, j'ai souvent le plaisir d'avoir la salle à moi seul pour bouffer au calme!
Maintenant tu sais quoi Loïc... si tu avais aussi une idée pour faire passer mon scooter à travers les ondes des radars routiers, je serais assez preneur!

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(*) Relire "Sortie de route"