J.A.D

Né en 1974 à Herblay, Lucien Blard a suivi une scolarité classique, dans une famille anoblie en 1973, avant de s’égarer dans les études supérieures qui ont fini par le mener laborieusement au ... [+]

Image de Portez haut les couleurs ! - 2020
Daryo avait réussi à dribbler le dernier défenseur d’Aulnay, un balafré terrible, c’était une prouesse, certes, mais à quoi bon si le ballon tournait pas au fond des filets ? Fallait transformer. Le gardien hurlait, ses joueurs revenaient à toute allure. C’était maintenant. Dans les gradins, son père s’était levé, le poing en l’air. Sidéré, le capitaine le fixait comme la Vierge, visage entre les mains. C’était pas habituel de faire jouer Daryo, habituellement, il bâillait sur le banc de touche, mais puisque l’avant-centre était resté au lit, fallait bien le remplacer.
On l’avait conditionné à l’échec dès le début du match, tout le monde l’avait à l’œil, on lui passait rien. Si par erreur le ballon roulait dans sa direction, on lui rugissait de pas bouger. Il obéissait, tête basse, que faire d’autre ? Il était pas du genre à déféquer n’importe où, Daryo, il manquait de confiance. Les autres joueurs étaient meilleurs que lui, c’était un fait, à quoi bon lutter ? Ce serait s’attirer des ennuis pour pas grand-chose. D’autant qu’il était de nature douce et rêveuse, il aimait contempler les autres, les voir aussi absorbés lui procurait le même plaisir qu’on trouve à regarder un chiot se rouler dans l’eau. Seulement c’était un peu déprimant d’être toujours au mirador, la « vraie vie » se jouait ailleurs. Sans action, le potentiel n’était rien, il l’avait compris, c’était pas trop tôt. D’un autre côté, agir signifiait prendre le risque d’échouer et de perdre espoir. Et, comme chacun sait, privé d’espérance, c’est le début de la fin. Ah, tout ça n’était pas simple, pas simple du tout...
Il n’était pas simple non plus de prendre la bonne décision face au gardien qui était sorti de ses cages et fonçait droit sur lui. La balle toujours au pied, il fit circuler son regard à la recherche d’un coéquipier plus expérimenté, Da Silva par exemple, c’était le meilleur joueur de Drancy. Mais aucun Da Silva, ni Milavic, ni Singh ni Ben Youcef pour l’épauler, rien que lui et le gardien. Allez Daryo, tu viens de dribbler quatre joueurs après une longue passe transversale, c’est du jamais vu, t’es capable de planter, si tu marques, la J.A.D ira en finale, tu seras le héros. Le gardien était maintenant à quarante centimètres du ballon, Daryo le fit rouler rapidement du crampon et enchaîna par un « double-contact » suivi d’un passement de jambes, il savait même pas qu’il en était capable, le gardien était cuit. Il avançait vers les buts déserts, tous les joueurs retenaient leur souffle, c’était immanquable. Il arma sa jambe droite et tira de toutes ses forces. La frappe était belle, nette, puissante, mais la trajectoire s’emballa et le ballon partit frapper la transversale pour docilement revenir entre les gants du gardien. L’arbitre siffla la fin, personne ne vint le réconforter ni l’engueuler, on le laissa gérer sa déception tout seul.

De retour chez lui, il prit un grand sac dans lequel il fourra son maillot, son short et ses chaussures pleines de boue, il le porta à l’épaule et le lança rageusement au fond du garage. Le premier qui lui parlerait de foot se prendrait un taquet, il allait tout miser sur les échecs, c’est bien les échecs. On lui avait proposé plusieurs fois de faire partie du club de la ville mais son rêve à lui, c’était le foot. Maintenant, il devait s’orienter vers des loisirs plus convenables. Quand il arriva, on leva à peine la tête de sa partie, chacun restait concentré, personne ne l’attendait spécialement. On lui désigna une table avec un gosse d’à peine dix ans de l’autre côté, il gagna. Il remporta également la partie contre le petit Kévin, 12 ans mais perdit lamentablement contre Grigor, un gringalet de 15 ans. Il apprit que le second choix ne fait pas plus de cadeaux que le premier. Il abandonna les échecs, fit du tennis, de la boxe et même de l’aviron, et délaissa ces activités les unes derrière les autres. Daryo était doué, c’était sa faiblesse, il avait toujours cru que les choses devaient se faire facilement ou pas du tout. Il songea à s’extraire de toute forme de compétition mais dut rapidement admettre que ça ne collait pas à la nature humaine, en tout cas pas à la sienne. Il ressentait le besoin d’affronter, de se mesurer, en un mot de vaincre. Et le seul moyen d’y parvenir était d’être acharné, car le succès ne va pas au plus malin ni au plus fort, mais au plus volontaire.
Un soir qu’il glandait devant Netflix, il se leva du canapé et fonça dans le garage. Son sac attendait, avachi dans coin. Au fond, la boue avait séché, il enfila sa tenue qui sentait mauvais et chaussa ses crampons. Après les cours, il partit s’exercer sur un terrain désert du côté de Bobigny. Il devait d’abord ramasser les seringues et chasser les clébards, affronter quelques zonards qui avaient rien de mieux à faire que le regarder d’un sale air, et puis s’entraîner, toujours s’entraîner. On lui cassa la gueule, on vola son scooter, on creva son ballon, mais il revint et revint encore s’y bien qu’on s’habitua à lui, il était du décor. Il s’entraîna sans chercher à comprendre, d’abord porté par une volonté timide, toujours prête à s’enfuir, puis qu’il sentit s’affermir chaque jour davantage jusqu’à devenir une espèce de force, une partie de lui-même.

L’été passa, à la rentrée, il demanda à rejouer à la J.A.D, on lui refusa d’abord puis on l’admit. Le capitaine venait d’être brutalement muté à Toulouse. Il ne dit rien et fut présent à chaque entraînement, celui du mardi, du jeudi, et même du dimanche. Pluie, neige ou vent, il venait à pied, quatre kilomètres, et rentrait trempé de sueur. Le mauvais temps, l’hostilité des joueurs, les brimades de l’entraîneur n’étaient plus des obstacles, il se sentait porté, il avait la force. Après l’entraînement, quand ses copains rigolaient sous l’eau chaude, il plaçait patiemment ses ballons et s’exerçait à toutes les formes de tirs, croisés, longs, puissants ou fourbes. En parallèle, il tirait, dribblait, feintait, passait, encore, et encore, jusqu’à s’effondrer de fatigue dans la boue glacée. Il refusait qu’on le ramène, préférant réfléchir à des tactiques sur la route du Blanc-Mesnil. Si vous avez le nez haut, si la sueur qui mène au succès vous répugne, Daryo, lui ne s’embarrassait plus de préjugés. Il admettait que la vie puisse ressembler à un mauvais film américain, pourquoi pas ? Il poursuivait sa quête comme un possédé, sans s’alourdir de questions inutiles. C’était le prix à payer, point. Après tout, peut-être qu’ils sont pas aussi bêtes qu’on le dit, ces américains. Pour les grecs, les romains étaient des rustres infréquentables, on sait qui a gagné... Qu’on s’en désole ou pas, le beau mépris bien raffiné n’a plus sa place nulle part. Qui veut vivre comme un courtisan d’ancien régime ? En tout cas pas Daryo.

Un dimanche, on l’appela, il s’échauffa et entra sur le terrain avec une détermination nouvelle. Son père n’était pas venu. Il demanda des ballons, on les lui passa. Il rata des passes et bien des occasions, même superbes, mais il continua ses appels. Son visage exprimait désormais la même concentration que les autres, ses traits étaient sans doute même un peu plus marqués. On l’intégrait aux décisions, aux tactiques, à toutes les phases du jeu et s’il échouait, on lui frottait les épaules : c’était un joueur à part entière. Aussi, lorsqu’on lui offrit une passe décisive à la quatre-vingt neuvième minute, son pied ne trembla pas. Dribble, passement de jambes, double-contact, et le ballon tournait dans les filets. Pour la première fois, la J.A.D était en finale.