Gris

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux.
Je prends le soin de contorsionner la vérité lorsqu’on vient aux nouvelles. Les arguments et justifications se bousculent dans ma tête. Je me cache des regards curieux et me méfie des langues bavardes. Je suis convaincue d’avoir bien fait et pourtant il m’arrive d’être sur la défensive.

Un mal n’en est pas un si on ne le voit pas de cet œil. Si l’environnement dans lequel on grandit ne l’a décrit pas non plus comme tel, il est également difficile de le voir sous cet angle.

Serait-ce la société qui m’aurait mis ce bandage sur les yeux? Aucun visage ne me vient à l’esprit lorsque j’énonce ce coupable. Mais on aime bien lui faire porter le chapeau alors que parfois le problème vient de nous, de notre manque de volonté ou plutôt de discernement. Ils pourraient être toutefois liés ; l’homme n’est-il pas le produit de son milieu ?

Là d’où je viens, les ressources sont insuffisantes, dans le dictionnaire, cette définition correspond à la pauvreté, souvent simplement décrite comme une situation économique précaire. Elle est cependant responsable d’une plus grande fragilité. Elle déshumanise. Elle s’attaque à la nature humaine, et ce qui en reste ne représente qu’une infime partie de ce que nous sommes devenues. Toutes les conditions sont réunies pour que nous gardons l’échine courbée et suivons dans cette posture le trajet d’un cercle vicieux d’acceptations et d’adaptions. Ce bourreau, je l’ai connu. Dès mon plus jeune âge, il m’a privé du droit d’aller à l’école car on avait besoin de mes bras pour les tâches ménagères et des ventes au marché. Il s’est emparé de mes parents, j’ai été contrainte de dormir sous la pluie, dans le froid et l’humidité car je ne pouvais pas me battre contre plus fort que moi. Aujourd’hui je vais bien contrairement à ce que certaines personnes voudraient me faire comprendre. Un homme m’a aidé, il me donne à manger, un travail et un toit. Le travail n’est pas rémunéré par des sous, les sous lui reviennent. J’ai droit à quelques uns lorsque le soir je suis gentille avec lui. Je ne suis pas la seule à être dans cette situation. Nous sommes une vingtaine. Elles ont du mal à s’adapter et mon nouveau tuteur se retrouve souvent dans l’obligation de leur injecter des substances euphorisantes et calmantes.

Au début j’avais peur, mais lorsque l’oncle Sam le faisait quand j’étais plus jeune et que je le rapportais à ma mère, d’un revers de main elle m’envoyait balader en disant qu’il faut bien qu’il soit récompensé pour les vivres qu’il nous procurait à un prix dérisoire. D’ailleurs toute jeune fille doit passer par là. Ne sois pas malpolie, la douleur disparaîtra avec le temps. En effet ce fut le cas, Malto mon nouveau tuteur a ajouté que je pouvais en profiter pour mon propre plaisir. J’ignorais comment, l’oncle Sam ne me l’a pas appris. Mais comme Malto, il utilisait toujours un préservatif. Un soir après avoir livré un paquet d’ignames, il s’est privé de sa récompense car il avait oublié quelque chose.
Il ne prendrait pas le risque sans le préservatif, une petite comme moi pourrait avoir quelque chose. Ce furent ces propos.


Le soir dans le dortoir, les filles font la conversation, je ne suis pas trop bavarde. Elles rechignent, elles décrivent leurs captures, parlent de leurs expériences, de révolte et de fuite. Moi j’ai du mal à m’identifier à ces propos. Malto m’a tendu la main lorsque j’en avais le plus besoin, je n’ai plus de famille, je n’ai pas envie de retourner à ma vie d’avant. Je ne dors plus le ventre vide, j’ai un toit pour me protéger de la pluie, un lit douillet et moins d’inquiétudes. Je n’ai plus besoin de parcourir de longs kilomètres sous le soleil ardent pour trouver de l’eau pour étancher ma soif, plus besoin de subir l’injustice des commerçants richissimes au marché. Je n’ai plus affaire à l’oncle Sam dont l’épouse m’a claqué la porte au nez lorsque j’ai été lui demandé de l’aide pour enterrer ma pauvre mère. De nouveaux personnages l’ont remplacé, Malto dit que ce sont ses amis et qu’il faut toujours être polie. Ils sont différents les uns des autres, certains sont bourrus, d’autres sont beaucoup plus indulgents. Je ne me plains pas, les propos de ma mère résonnent dans ma tête, et je me dis que c’est un fait tout a fait normal. Mes camarades ne sont pas du même avis, elles n’ont pas eu un oncle Sam, elles qualifient l’acte de viol et décrivent notre situation comme étant un trafic de mineurs à des fins sexuelles. Que de gros mots. Ces jeunes filles proviennent pour la plupart de familles aisées, elles se sont laissées séduites et embobinées par un homme âgé en ligne. Elles voulaient de l’aventure mais à présent n’apprécient pas la tournure qu’ont prise les évènements. Aucune de leurs histoires n’ont pu changer l’image de bon samaritain que j’avais de Malto.
C’est la raison pour laquelle, lorsque j’ai eu vent de leur complot j’en ai fait part à mon bienfaiteur en le suppliant de m’emmener avec lui alors qu’il se préparait à s’enfuir.
Lorsque la brigade est venue nous chercher je suis restée cachée, ils ont fouillé les lieux de fond en comble, mais j’étais plus maligne. Je ne leur faisais pas confiance. Au marché ils frappaient les plus faibles pour assouvir la méchanceté des plus forts. Pourquoi serait-il dans mon intérêt aujourd’hui ?
Malto est revenu me chercher, nous vivons paisiblement dans un quartier défavorisé en attendant que les choses se calment pour relancer les affaires. Ici les voisins se posent des questions simplement pour faire des commérages, Malto est très généreux et ainsi nous bénéficions d’une certaine protection. Au début il a essayé de me faire passer pour sa fille, mais le soir après l’injection d’une forte dose d’alcool éthylique, il a du mal à rester discret. Parfois il est très en colère et devient violent. Je me suis liée d’amitié avec une infirmière de la zone, elle me conseille souvent de porter plainte, et de prendre des risques qui pourraient me coûter mon homme. Elle utilise de gros mots également. Elle me parle de détournement de mineur et de maltraitance.


Lorsque j’étais plus jeune, mon père avant son passage vers l’au-delà, frappait ma mère. Les voisins tentaient d’intervenir, mais ma mère le défendait avec fougue. Elle disait qu’il l’aimait, que c’était sa manière à lui d’exprimer sa passion. Et que personne ne devait s’en mêler.

Les coups me meurtrissent mais le soir dans mon lit je souris car ‘’ il m’aime’’.

Ma mère m’a également appris que je devais éviter de raconter aux gens ce qui passait dans ma vie car ils ne comprendraient pas. Dans la vie, rien n’est tout blanc ou complètement noir, on y retrouve un peu des deux, sur une plaque de mélange de peinture d’acrylique on obtiendrait du gris.