De rock et de plumes

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Peut-être ni l’un ni l’autre.
Peut-être que je suis morte, qui sait ?
Ou bien suis-je dans un rêve, tout simplement ? Je ne sais pas. Je n’en sais rien.
En tout cas, si je suis en train de rêver, tout ce que je sais c’est que n’ai pas envie de me réveiller. Je vois ce moment me poursuivre encore. Cet instant de ma vie que je n’oublierai jamais, oh non.
Je me souviens de tout.
Cette tension qui montait en moi comme une volée de magma en fusion. Cette tension pendant une attente interminable. Où des gens me regardent. Je détestais ça et je le déteste encore. Je ressens encore ce frisson qui me glaçait le sang juste avant de plonger tête la première dans le gouffre sans fond de l’inconnu. Ce frisson qui ne me quittera plus jamais tant que mes yeux seront fermés. Ce frisson que plusieurs personnes continuent d’espérer revivre une dernière fois avant de devoir s’en séparer à jamais.
Puis venaient les voix. Ces commentaires sur le dernier participant qui a fait telle ou telle fausse note ou sur celui-là qui a enchanté leur cœur à tout jamais. De l’exaltation ou de l’indifférence. Mais tout ce que j’entendais au final, c’était un bruit sourd et dérangeant.
Et tout à coup, rien.
Le silence.
Après, l’attente. Encore.
Ensuite vient un frisson bien plus intense encore.
Je n’avais jamais connu cette sensation avant ce jour-là. Cette sensation d’être le roi du monde. C’était magnifique...
... Et même si cette expérience a été un énorme échec, je m’en souviendrai toujours comme d’une victoire intérieure. Celle où j’ai réussi à vaincre ma plus grosse peur. Le changement.
« Fais comme si tu étais dans le garage », m’a dit Jerry. Jerry, c’est celui qui m’a mise dans cette situation, mon mentor mais aussi mon frère. J’avais répondu non. Je n’étais pas prête, lui ai-je dit. J’étais loin de l’être. Et j’avais raison. Mais parfois, les grands génies ont besoin de grands échecs dans leurs débuts pour leur permettre de réussir dans leur domaine. Et puis il y a ceux-là – comme moi – qui ne savent pas comment une seule personne peut essuyer autant de fiascos en une seule vie. Ceux-là qui arrêtent définitivement.
Si je pouvais revenir à cet instant, deux minutes avant le début de ce spectacle, je me crierais dessus : « N’y vas pas. Ne monte pas sur scène. Rentre chez toi et dors. » Mais au lieu de ça, je n’ai eu que cette instruction avant d’entrer en scène. « Vous nous ferez signe quand vous serez prêts et c’est seulement là qu’on dirigera les lumières sur vous– histoire de ne pas trop vous mettre la pression en attendant. Après vous pourrez commencer », nous expliqua-t-il pendant que tous les participants étaient dans les coulisses en train de se préparer. Voilà le très magnifique discours d’encouragement que les organisateurs nous ont offert avant le début de la montée sur scène. Quelle joie d’être venue...
Revivre ce moment, c’est comme être debout devant Einstein quand il a découvert la loi de la relativité. Un miracle qui a conduit au désastre. Et pourtant je ne pouvais rien y faire. Juste être là et prier pour que ça s’arrête au plus vite.
Mais parfois, qu’importe si on vit le pire moment de toute son existence, tant que l’on connait cette expérience unique et inoubliable qui change le reste de notre vie, ça en vaut la peine. Parce que peut-être serait-ce la seule occasion pour soi de toucher le ciel pendant une seconde, et pour moi, ce jour-là, je savais ce que ça faisait de dominer le monde. C’était terrifiant et magnifique à la fois. Presque un art.
Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Franchement, je ne veux pas le savoir, parce que si je suis dans le noir, ça veut dire que cette histoire aura une fin. Mais si mes yeux sont fermés, ça veut dire que ce moment est en train de remplir mes pensées et que je peux encore le revivre, le ressentir, le changer même, si je le veux bien. Mais ça c’est encore une autre histoire.
Car c’est une chose de vivre son rêve, mais ç’en est une autre de le recommencer encore et encore. Et ce dont je suis sure, c’est que je ne veux pas que ce moment se termine un jour.
Je me rappelle une nouvelle fois ce moment en mémoire.
J’étais seule. Mais pas tout à fait.
J’étais sur le point d’exploser. Mais pas tout à fait.
Je sentais mes mains moites tenir la manche de mon violon. Elles étaient là. Les cordes. Je les sentais vibrer. Et tout mon corps avec.
Je sentais une sueur perler sur mon front parfaitement maquillé. Tout allait bientôt commencer et pas plus tard que dans deux secondes, tout allait finir.
Je revoyais cette vision tous les jours. Cette vision où le monde était à mes pieds et, pas plus tard que deux minutes après, tout s’écroulait.
Je sentais le regard étonné des spectateurs à la sortie. Ou plutôt déconcertés. Oui, voilà le mot. Ils étaient déconcertés par ma performance. Où une fille s’arrête au milieu de la symphonie pour quitter la scène juste après, comme dérangée.
Je ne pouvais pas leur dire la vérité. Que j’étais sortie de scène car je ne me souvenais plus des notes que je devais jouer. Ils ne l’auraient pas compris et je le savais.
Puis je revis le moment derrière cet instant. Dans mon stupide garage. Où je m’entrainais tous les jours. Jamais à l’intérieur parce que les membres de ma famille ne supportaient pas le son de mon violon. Je m’étais réfugiée dans un endroit où personne ne pouvait m’entendre mais surtout, dans un endroit où moi je n’avais aucune chance de les croiser. Le garage. Parfois, je réussissais même à jouer sans regarder la partition. Je savais qu’un jour, tout cela allait avoir un sens. Que ce moment arriverai où le monde n’aurai d’yeux que pour moi, où ils m’acclameront sans hésitation et où je n’aurais plus peur d’eux. Je savais que ce moment allait arriver un jour ou l’autre et qu’enfin, tout ça aurait un sens. Ça en aurait, certainement. Alors je me contentais de jouer face à la voiture de mon père, les partitions étendues sur une visière d’automobile, le nez infesté de poussière et les yeux clignotant à chaque mesure à cause de la faible luminosité. Ça avait du sens.
Bien sûr, je ne m’attendais pas à ce que je sois douée du jour au lendemain. C’est pour ça que j’avais dit non à Jerry.
Mais comme mon père me l’avait dit une fois, une personne peut être forte ou faible. Elle peut soit être comme le rock et endurer toutes les batailles de la vie, soit suivre le cours du vent et subir tous les maux du monde sans bouger ni faire quoi que ce soit pour l’en empêcher. « Sois un rock », m’a-t-il dit ce jour-là.
Je voulais bien le devenir, et c’est pour ça que j’ai finalement accepté de jouer.
Ça allait être la première fois que j’allais être sous les feux de la rampe ce jour-là. Mais aussi la dernière.
Un jour, je raconterai à mes enfants comment je suis montée sur scène. Pas besoin de leur dire que ça n’avait duré que deux minutes.
On entend des voix, je leur dirai. Le chuchotement de gens qui essaient de nous scruter tout doucement dans l’abysse colossal du noir, pour pouvoir nous juger sans la moindre appréhension de ce qui nous a amené exactement à cet endroit. Cette attente insoutenable qui nous tiraille les entrailles. A en fermer les yeux et à ne jamais les rouvrir. On sait qu’ils sont là. On sait qu’ils nous regardent.
Puis le doute apparait, je décrirai. Vais-je me planter en beauté ? Vais-je y arriver... comme dans le garage ? Et puis, pendant les deux dernières secondes avant le début de votre tour, l’excitation la remplace. L’excitation de savoir que des personnes vont nous entendre. Savoir si on va réussir ou échouer n’est plus une option, maintenant il est l’heure de montrer à tous de quoi nous sommes faits. Et moi, je suis faite de rock et de plumes.
Je pris une grande respiration avant le grand saut. M’imaginant être dans une grande boîte noire, seule. Comme dans mon garage.
Une dernière respiration.
J’étais prête.
Lumières.

... Puis-je me réveille de mes pensées et la vie continue. Jusqu’à la prochaine fois...