De l’espoir à la disgrâce : flétrissure du genre

«Il n'est de réalité inénarrable»

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux ?
Quoi qu’il en soit, l’obscurité a toujours fait partie de ma vie.

Il était minuit et les ténèbres avaient fini de dresser leur lit dans la pièce qui me servait de chambre. Sous le crépitement du tonnerre, l’on pouvait entendre ma douleur quoique je sois restée sans voix.
J’étais bien décidée à fermer les yeux – me taire – vu que je n’avais aucune issue. J’espérais que Morphée réponde présent à cet énième rendez-vous nocturne ; passer de vie à trépas, à la vérité, ne participait que de ma méditation.

Hélas ! mon ange gardien était là ; un peu trop près que d’ordinaire. Mais ce soir-là, il avait bien l’apparence de Lucifer.

Papa Pierre, c’était lui mon ange gardien ; 50 ans, 1, 95 mètre pour 95 kilos, était un bel apollon. Depuis, sept ans déjà, il est et a été le père que je n’ai jamais eu. Dans les moments sombres de ma vie, il savait, d’une voix suave et d’un ton protecteur guirlandé d’un regard rassurant, me ramener à la lumière. Aujourd’hui encore, les yeux fermés, je m’efforce de le voir au travers de ces quelques étincelles qu’il me permit de connaître.

En rut, le corps suspendu au-dessus de moi, papa Pierre avait-il la raison obscurée par l’obscurité ?
« Non », mon âme bruissait-elle à ses oreilles. Mon corps, meurtri sous le poids de la douleur, le suppliait d’arrêter. J’étais quasiment à court de souffle.

L’éjecter ? Je n’en avais pas la force. Hurler, crier à l’aide, résister ? A quoi bon, j’aurais certainement fini dans les paumes, étalée dans un hôpital. Fuir ? Mais où aller, c’est lui mon repère.
Dans cette nuit bien taciturne de ses cloches, j’étais absente et paradoxalement présente. Chaque parcelle de mon corps me replonge dans mon premier cours d’éducation sexuelle « paternelle ». J’y repense et la haine m’enflamme, elle me consume.

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux ?
Une chose est certaine : de l’intérieur de mes entrailles, je charbonne.

Je me souviens encore de mon arrivée au pays de la Croix rouge. Quittant ma terre natale, je m’y suis installée avec mes parents adoptifs, la famille Lévy. Pierre Lévy, mon père, était un homme rationnel et aimant, tout comme son épouse d’ailleurs. L’amour qui les unissait et qu’il savait me porter m’avait fichtrement permis de passer de l’ombre à la pénombre.
Même si depuis ma descente aux enfers, aucun psychologue ne put me tirer de mon silence profond, j’espérais au travers de mes parents, un jour, sortir de ce Tartare dans lequel mes géniteurs m’avaient claquemurée.

Hélas! deux ans après notre arrivée sur ce sol suisse, je devins de nouveau orpheline. Madame Lévy, ma mère adoptive s’en était allée, nous laissant – papa Pierre et moi – dans un noir que nous devrions affronter.

Nous reconstruire, c’était le mieux pour nous. Dans ce pays étranger, je m’efforçais de créer de la lumière dans ce lugubre couloir que le destin me donnait d’emprunter. Je me devais d’être heureuse, du moins pour papa Pierre. Il était mon seul rempart, mon père et ma mère ; j’étais sa seule raison d’être, son unique enfant, celle que la vie avait bien voulu lui donner.

Mais ce soir-là, mes déchirures s’annonçaient plus profondes que la fois d’avant. Le regard plongé dans celui de papa Pierre, les yeux inondés de larmes, je revivais avec une profonde amertume ma géhenne d’antan.

Je n’avais que onze ans à peine. Et je venais de commettre la plus grande erreur de mon existence. « Être femme », c’était cela mon erreur ! Je venais d’avoir mes premières menstruations ; celles-là, croyez-moi, étaient bien moins douloureuses.

Eh bien, j’étais une femme maintenant ! J’étais prête à recevoir une éducation sexuelle. Et voilà ce qu’il me chuchota à l’oreille pendant qu’il accomplissait son ultime devoir : « selon la loi de mes ancêtres, c’est à moi, qu’il revient de te déniaiser ; je suis ton premier mari, ton premier homme ». Ce diktat de la coutume, ma génitrice, en avait-elle connaissance ? Je ne le saurai certainement jamais. Elle également s’était éteinte, à ma naissance.

D’une voix tonitruante, mes cris et mes hurlements réussirent à irriter la conque des voisins. Quelques heures après, j’étais là, allongée sur un lit d’hôpital, ankylosée, le regard dans le vide. A mon chevet, se trouvaient les représentantes d’une organisation féministe de la place.
Ces féministes – je me dois de le dire – avaient bien réalisé un double exploit : faire condamner mon géniteur à vingt ans de prison ferme et m’offrir une famille d’accueil, le couple Lévy, mes parents adoptifs ; une famille avec laquelle j’eus plus de droits que je n’en aurais jamais eu avec mes géniteurs.

Mais ce soir-là, les ténèbres étaient bien présentes et je m’étais résolue à consommer notre union. Mon ange gardien venait de perdre ses ailes, tout ce qu’il y a d’unique à ces créatures célestes.

Trouverai-je une autre famille d’accueil, un nouvel ange gardien ? Non, je ne crois pas en avoir besoin. Papa Pierre m’avait tout donné, il m’avait tout appris. Il m’a autant appris à vivre qu’à mourir.

Mais ce soir-là, il venait de me donner la mort sans m’ôter la vie. Il venait d’éteindre en moi tout état de sensibilité. Les années auprès de mon ange gardien avait fini par créer en moi un brin de lumière. J’espérais un jour sortir de cette obscurité, prendre un nouveau départ et vivre une vie normale, détachée des démons de mon passé.

Hélas ! Papa Pierre venait de briser tout ce brin d’espoir.

Mes pères, géniteur et tutélaire, l’un après l’autre, m’ont fait subir la pire des disgrâces ; ils m’ont fait boire le Calice pour satisfaire leur libido, piétinant ainsi toute ma dignité.

Aujourd’hui, je vie détachée de toute émotion. La dernière flamme, ravivant de l’intérieur mon humanité, vient de s’éteindre, assombrissant ainsi, de la plus véhémente des manières, mon cœur. Plongée dans un entre-sort et marquée par ces flétrissures de la vie, je ne suis habitée que par le désir de vengeance. A cet instant, une seule idée m’anime : précipiter mes bourreaux, droit, dans les cloaques les plus infects de la demeure de Thanatos.

Retorse ? Je le suis devenue assurément par le gré des circonstances.

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux ?
Qu’importe ! Ce qui est certain, c’est que le noir je ne peux m’en défaire ; il fait partie de mon ipséité. De mon derme à mes gênes, le noir de mon africanité semble avoir déteint sur ma matière grise et désormais, de la couleur de ma peau aux périples de mon vécu, tout est sombré que de noir et obscurci des ténèbres.