Danse des Signes

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.
Autour de moi, le crépitement du feu a envahi l’espace. La chaleur d’une tasse réchauffe mes mains blessées, une couverture couvre mes épaules. L’air est froid, amer, sulfureux.
Pourtant, aucun pleur, aucun cri, aucune lamentation. Nous savions bien que nous étions les damnés des émeutes, les mal-aimés d’un monde dont personne ne veut, les lépreux malgré eux d’un pays malheureux. Nous étions des chiens errants, heureux d’être toujours en vie.
Dans mes ténèbres, j’écoute à nouveau la ville tomber. J’ai mal au cœur, à l’âme, aux amygdales.
Ma mère, ma femme, ma fille... toutes ont pris la fuite. Je ne les reverrai sans doute plus jamais. Il n’y a jamais assez de place sur les bateaux pour les hommes. Comment y en aurait-il pour un aveugle défiguré, sans papiers et délaissé ?
Suis-je dans le noir, ou ai-je les yeux fermés ? Pourquoi chercher à savoir ?
Mes yeux ? Les loups me les ont arrachés.
Ma vie ? Attachée à une bombe à retardement, impatiente d’exploser.
Ma famille ? Naufragée sur un rivage inconnu, ou avalée par les vagues.
Mon pays ? Bientôt une relique de martyrs, un musée de guerre ou une fausse commune.

On m’a souvent demandé, à quoi rêve un aveugle le soir quand il se couche. Moi, je n’ai plus jamais eu de rêves, depuis que la nuit est montée en moi. Mon ciel est sombre, mes étoiles étouffées, et ma lune disparue.

La nuit comme le jour est un monstre. Les loups y hululent en permanence. Et quand ils se taisent, on sait bien qu’ils nous attendent, cachés, en secret, dans les caves et les greniers.
Ils sont partout, bouillonnants, assoiffés de rage, malades de violence. Toujours prêts à attaquer. Toujours prêts à condamner ceux qui ont refusé de prêter serment à leur pleine lune.

Les loups sont indomptables, hostiles, cruels. Fuir les loups, ou leur faire la guerre. Fuir les loups, ou leur tendre des pièges. Fuir les loups, ou s’abandonner aux loups.

On le sait tous, qu’un jour venu, les loups, leur butin obtenu, s’en iront aussi vite qu’ils ne sont arrivés. Ils s’en iront, mourir dans des forêts où personne n’ose s’aventurer.

Suis-je dans le noir, ou ai-je les yeux fermés ? Les loups en ont décidés.
Près de moi, Yassin et Antoine font leurs prières. L’un murmure en silence un chapelet, l’autre récite sa Salat. Tous deux prient pour leurs familles, tous deux remercient Dieu d’être toujours en vie, j’entends même une intention pour moi. Ou peut-être prient-ils à ma place, car moi, je n’arrive plus à prier.
Leurs yeux, sont les miens. C’est Antoine qui m’a raconté comment se sont enfuis ma fille et ma femme. C’est lui qui, pour moi, s’est chargé d’admirer pour la dernière fois, le regard azur d’Asma, avant que la Méditerranée ne l’emporte vers d’autres horizons.
Antoine voit à ma place, moi, j’écoute pour Yassin, et Yassin parle pour Antoine. On partage à présent tout. Nos sens, nos peines, nos douleurs, nos ténèbres, nos démons.
Mon histoire, est celle d’un aveugle, tiré par ses frères pour survivre la traversée de l’enfer.
Mon histoire, me semble si singulière, pourtant beaucoup ne savent pas comment ils se sont retrouvés à fuir les griffes des loups.
Mon histoire, n’est pas un conte de fée, où les bienveillants triomphent sur les méchants.
Yassin, Antoine et moi, attendons dans la pénombre, qu’un jour vienne, vaincre la malédiction tombée sur nous.
Un jour viendra où on ira tuer les loups, les lynx, les hyènes et tous les fauves venus pourchasser et détruire nos villes.
Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Je ne sais plus, mais la lumière viendra me sauver.

En hommage à tous les réfugiés.