AYA

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. »
Ainsi soliloqua-t-elle avant de se laisser choir...

Le ciel paraissait calme, un peu trop calme que d’habitude, insensible, témoin impuissant. Les grillons comme à l’accoutumée fredonnaient des mélodies cacophoniques. La lune ornée de sa tunique orangée demeurait coi, impudiquement silencieuse, elle que Aya contemplait chaque soir assise à l’ombre de ce kapokier géant. L’air était joyeusement frais comme pour annoncer la venue du harmattan, la fameuse saison hivernale d’Afrique de l’Ouest.

Dans l’univers d’Aya, le temps s’était figé. Elle avait décidé de ne plus de se débattre, de ne plus hurler puisqu’elle avait perdu sa voix à force de lutter contre son oppresseur. Elle se sentait sale et souillée, mais surtout trahie par la personne en qui elle avait le plus confiance : son ami Roger. Aussi loin qu’elle s’en souvienne, Roger avait toujours été là, un ami sur qui elle pouvait compter.

***

Assise sur le perron, la tête dans les nuages et les yeux posés sur les étoiles, Aya admirait les constellations quand son visage, soudain s’illumina. Roger avançait vers elle avec un léger sourire au coin des lèvres. Aya qui commençait à se sentir seule avait désormais de la compagnie. Les deux amis entamèrent une longue discussion interrompue momentanément par quelques fous rires, des bruits dans le buisson ou des raclements de gorge de Roger, qui s’entêtait à ne pas traiter son éternelle toux. La brise du soir avait laissé place à un vent plus glacial, un long silence gênant s’installa.

- Je crois que tu devrais rentrer. Il se fait tard.
- Tu as raison !

Essayant de se redresser, Roger tenta de poser ses lèvres sur celles d’Aya qui esquiva et s’étonna de ce geste qu’elle jugeait déplacé. À peine avait-elle eu le temps de dire mot, qu’il réussit cette fois à lui voler un baiser. Furieuse, Aya employa toute son énergie à le repousser, mais en vain. Elle n’arrivait pas à trouver du sens à ce qui était en train de lui arriver. Depuis plus d’une décennie qu’elle connaissait Roger, celui-ci n’avait jamais eu le moindre geste déplacé à son égard. Pendant qu’elle se perdait peu à peu dans ses pensées, Roger, lui s’évertuait à lui ôter de force ses guenilles.

Les cris de détresses poussés par Aya furent engloutis par la nature. Elle continua toutefois à frétiller, à se débattre, implorant son tortionnaire d’abandonner sa besogne. Lentement, elle commençait à s’essouffler. Roger, quant à lui semblait plus déterminé à finir ce qu’il avait entamé. Aya dans un élan de dernier espoir réussit à se cramponner par le biais de ses dents à la chair de Roger qu’elle arracha avec fureur. Il la relâcha instinctivement et poussa un grand cri. Aya se défit, tituba et échoua finalement sur le sol essayant de prendre la poudre d’escampette. Roger se rua sur elle et lui asséna trois gifles qui résonnèrent dans sa tête tel le bruit d’une sirène. Dans un mouvement de virilité, il déchira le reste de vêtements qui couvraient le corps de la jeune fille de 15 ans. Il s’amusait ensuite à balader sa main sur son corps comme s’il y dessinait un objet imaginaire. Lassée de se défendre, elle laissa couler sur sa joue poussiéreuse une grosse goutte de larme.

Roger était désormais en elle... Mortifiée, Aya cessa toute résistance, elle était allongée là, sur le sol, ses cheveux nattés baignant dans la poussière, nue, son corps trempant dans son propre sang. Elle sentait une partie d’elle arrachée. L’homme à qui elle faisait aveuglément confiance venait de lui voler sa virginité.

Ses muscles se décontractèrent, son visage devint tout pâle, les larmes avaient disparu, elle ne ressentait plus aucune émotion en ce moment-là. Après un grand gémissement, Roger se releva et arrangea en un tour de main le zip de son pantalon. Sans se retourner il se dirigea vers le buisson et disparut.
Aya demeura allongée pendant un long moment, elle avait d’ailleurs perdu la notion du temps. Elle aurait voulu se relever, couvrir tout au moins son corps souillé. Mais, elle n’y arrivait pas.

***

Le jour s’est finalement levé. Ses parents venaient de rentrer de leur voyage. Mais, Aya demeurait recroquevillée dans sa chambre. Elle ne s’empêchait de penser. Elle se demandait s’il fallait raconter son histoire à ses parents.
Elle savait au fond d’elle que jamais elle n’oserait raconter sa mésaventure à son père, lui qui était si imprévisible. Mais encore il risquerait de s’en prendre à elle, de lui en vouloir pour son irrespect et de prendre ses airs de « Je t’avais prévenu ».
Sa mère, par contre, pouvait l’écouter. Elle avait toujours été là, dans les pires comme dans les bons moments.
Elle attendit le soir, lorsque le ciel devint gris, se rapprocha de sa mère, posa sa tête sur ses genoux et plus un mot.
- Tu peux tout me dire ! Tu sais ?
- Comment as-tu su que je voulais te parler ?
- Je te connais mieux que personne. Et j’avoue que j’attendais que tu viennes par toi-même te confier à moi. Ça se voit que tu vas mal.
-Il m’est arrivé quelque chose d’horrible. J’ai honte d’en parler M’ma.

Aya allongée sur les cuisses de sa mère, lui relata les faits de la veille. Sa mère l’écouta attentivement sans l’interrompre. Un long silence gênant s’installa. Après une longue bouffée d’air, sa mère se lança dans un long discours. Étonnement, elle invitait sa fille à pardonner.
Maman Aya décida de raconter sa propre histoire à sa fille, l’histoire du viol qu’elle avait subi il y a 15 ans de cela.
Je crois que maintenant tu es assez grande pour connaitre toute l’histoire.

C’est ainsi que Maman Aya raconta à sa fille comment elle avait été violée le soir de ses 14 ans, alors qu’elle rentrait de l’école. Le récit de ces événements la plongea dans une sorte de nostalgie qui lui fît couler des larmes. Tout comme sa fille Aya, elle était gagnée à l’époque par une colère rouge. Elle en a voulu à son oppresseur. Elle s’en est longtemps voulu.

- Malgré mes souffrances, mes parents restaient indifférents. Quelques mois après mon viol, les signes avant-coureurs d’une grossesse se sont manifestés. C’est seulement à ce moment-là que mes parents se sont préoccupés de mon cas. On m’avait alors contraint à épouser mon violeur. C’est ton père. Et tu es l’enfant issue de ce viol.

Aya avait instinctivement relâché la main de sa mère, une sorte de dégoût se lisait dans ses yeux. Elle venait d’apprendre qu’elle était le fruit d’un viol, et qu’elle avait depuis toutes ses années, vécue sous le toit de l’homme qui avait abusé de sa mère. Elle se demandait comment cela était possible pour une femme de vivre avec l’homme qui a volé une partie d’elle. Mais le pire, sa mère lui suggérait de faire en sorte que le viol qu’elle avait subi demeure secret. Selon elle, une révélation de cette histoire pouvait être plus préjudiciable à elle qu’à Roger. Elle risquerait d’être la risée de tous, de devenir la fille dont personne ne voudrait.

Aya avait attentivement écouté sa mère lui prodiguer des conseils, des conseils qu’elle trouvait injustes. Elle avait profondément mal, elle ignorait comment s’y prendre pour se faire justice.

Cette nuit fut particulièrement longue, elle ne réussit pas à trouver le sommeil mais elle savait au plus profond d’elle, qu’elle n’en avait plus besoin. Elle n’éprouvait plus le besoin de faire reposer son corps qui de toute façon ne lui appartenait plus. À l’aube, alors que les coqs commençaient à peine à sonner le réveil, Aya se rendit au marigot avec un seau d’eau, elle s’accroupit devant la vaste étendue d’eau pour admirer son propre reflet, elle se trouvait belle et triste, elle vit défiler devant ce miroir improvisé toute sa vie et elle se trouva sale, sale pour avoir été le fruit d’un viol, sale pour avoir été violée. Comme pour laver toute cette saleté, elle se laissa choir dans le marigot.